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La Desistence
5 mai 2010

LA DESISTENCE (1)

Cela fait cinq ans que Michael Lagrange est mort, et c’est seulement maintenant qu’on commence à se faire une image plus exacte de qui il était vraiment. Il est loin d’avoir toujours été le héros que ses émules décrivent sur la toile. Quand on s’intéresse à lui sans pour autant tomber dans une adoration du moindre de ses propos, on voit la vie de raté qu’il a menée jusqu’au jour où sa famille lui permit d’avoir un nom et où il trouva sa voix.

 

Ses conversations, disons, théoriques, élaborées dans les couloirs du virtuel au gré du moment, intéressèrent beaucoup de monde et en ont amenés plus d’un à mettre sa vie en danger. Elles en agitent peut-être de plus en plus. Je dis « peut-être » parce que la force de ses idées, après un temps d’atroce éclat, est devenue surtout souterraine.

 

Je ne prétendrai pas ici juger de leur validité (si ce n’est qu’en les exposant sans fard, j’en dévoilerai sans doute les mérites autant que les faiblesses), mais surtout parler de leurs causes et de leurs effets pratiques, avant que le tranchant des faits ne s’émousse et qu’on les oublie sous la trombe des évènements réels ou virtuels qui désormais occupent les écrans, et les esprits, si facilement distraits.

 

Les machines n’oublient pas ; ce sont les humains qui oublient. Les idées restent dans leurs têtes et continuent de fasciner alors que les exactions et les erreurs perpétrées en leur nom s’estompent.

 

Dans la mesure où Michael fut brillant et ses propos incisifs, il se montra, il est et il reste dangereux. D’aucuns pensent qu’il personnifie le danger à l’ère digitale. Il y eut une période durant laquelle des centaines, puis des milliers de gens ont, à l’appel de son nom, relevé les doigts au-dessus du clavier et laissé leur machine s’endormir. Ne rien faire, ou bien, n’en rien faire : laisser la chose se faire, quelle que soit la nature troublante, scabreuse et carrément horrible de ce qui se déroule sur les écrans. Y être sans y être. Parmi ces individus qui désistèrent, ou se désistèrent, on comptait des décideurs, des porteurs de codes suffisamment bien placés pour ouvrir une brèche, surtout s’ils s’unissaient. Michael et les Lagrange, ainsi que Suzan Friedman, tablaient sur cette unité. Ils n’avaient pas tort car une masse d’internautes armés de bonnes machines et d’un certain savoir faire pouvait rendre sporadique ou inégal l’approvisionnement en eau et en électricité ; ils sauraient comment déstabiliser le flot en informations permettant de maintenir la confiance en Wall Street ; à moins que ce ne soit brouiller les text messages et les images, ainsi que les dossiers dont disposaient les policiers de tous ordres dans une ville comme New York.

 

Non pas qu’il y ait eu une catastrophe, que Michael et les Lagrange soient impliqués directement dans la mort de centaines de gens… ou qu’on leur soit redevable des ratés de fonctionnement constatables dans la ville à tous les niveaux durant la période de leur ascension au firmament du virtuel. Mais leur nom fut quand même revendiqué ou utilisé par nombre de suicides à partir de 2005, 2006… Et puis il y a le trou noir à l’aéroport de JFK en 2013 : pendant cinq bonnes minutes des bandes de hackers prirent commande du contrôle aérien. Non, c’est plus compliqué que cela : des hackers commandés par des terroristes d’un nouveau genre donnèrent aux policiers de l’Internet l’alerte que JFK était menacé de paralysie deux bonnes heures à l’avance. Assez pour désamorcer Josephine, le nom de famille des worms, des rabbits et des trojans de leur banal malware. Mais quand l’heure fut écoulée et alors que les hackers avaient fourni les source codes, ces policiers se montrèrent incapables d’enrailler Josephine, ce qui est, du côté de gens plutôt bien payés par les contribuables, un scandale.

 

Pas une ride, rien d’anormal sur les écrans qu’utilisaient les contrôleurs du ciel. C’est ensuite que les hackers révélèrent ce qui avait eu lieu : à l’insu de leurs utilisateurs et administrateurs, des réseaux d’ordinateurs avaient formé un blotnet qui s’était mis à bombarder imperceptiblement les machines à JFK. Il se trouva que deux avions, donc deux fois environ trois cent cinquante passagers et leurs équipages respectifs, dont la moitié partait de New York pour Sydney et l’autre en revenait…

 

Soudain, on fut confronté à la possibilité que deux avions pleins de gens se rencontrent au-dessus de New York à l’intérieur d’un étroit couloir aérien (celui-ci dans les nuages, mais bien réel), où ils ont été envoyés en sens inverse l’un de l’autre parce que les pilotes ont reçu des informations mélangées, brouillées, sans que personne au sol ne s’en rende d’abord compte.

 

Heureusement au sol des gens de par la ville et ses environs furent alertés via leur portable et ils communiquèrent à temps avec des voyageurs ayant allumé en avance du règlement le leur. Ceux-ci donnèrent l’alerte aux pilotes, lesquels durent continuer de voler dans l’étroit couloir en sens inverse sous peine de produire une catastrophe encore plus grande dans un couloir parallèle.

 

Dans les avions chacun et chacune alluma alors les instruments électroniques en sa possession pour filmer les détails de ces secondes d’agonie… Les avions se frôlèrent, ce fut un miracle, cinq adolescents de part et d’autre furent épargnés, ainsi que deux fois trois bébés de un à trois ans, des enfants, des pré-adolescents et des couples, des jeunes personnes et des vieilles, des hommes d’affaires du Connecticut, Brooklyn et Long Island, des hassidiques, des bouddhistes et des musulmans, et quelques catholiques et des protestants, et une masse d’incroyants, dont les deux jeunes mariés de Sydney—tous à genoux entre les sièges et priant à rendre l’âme…

 

On sait aujourd’hui que parmi ceux qui décidèrent au dernier moment d’épargner leurs victimes il y avait les Lagrange, Michael (qui ne comptait pas comme hacker), son frère John et sa sœur Nathalie (qui avaient, eux, fréquenté des hackers de renom). Et on se doute, quand on ouvre mieux le dossier, que leur leader, techniquement parlant, n’était pas Michael, pas même un Lagrange, mais une femme qui ne fait pas parler d’elle, et dont on sait assez peu alors qu'elle dirige tout l'aspect financier de leurs tractations sur la toile, Suzan Friedman, diplômée de Stanford University en computer science.

 

Ce fut un coup double, quoiqu’il en soit, pour la réputation en chute libre des Lagrange auprès de leurs amis internautes. Si un groupe aussi réputé pur et dévoué à son public de visiteurs que les Lagrange, oui, s’ils en étaient arrivé à risquer paralyser un aéroport international c’est qu’ils y avaient été forcés, acculés par la police, qui chacun savait (ou devrait savoir) était après eux d’une façon particulièrement injuste… Et quant au geste de sauver les gens in extremis, ça, c’était le talent dramatique bien connu des Lagrange, Michael à leur tête. C’était jouer terriblement avec le feu, certes, mais en sortir vainqueur.

 

Michael était le leader spirituel du groupe Lagrange. A ce titre, de son vivant, on lui tolérait n’importe quoi. On colportait le moindre de ses bons mots comme dans l’antiquité les paroles d’un oracle. Michael était respecté, admiré et, chez les jeunes, adulé comme une star de la pop music, du cinéma ou, autrefois, de la télévision, et pas seulement par une frange de jeunes internautes radicaux. Comme aucun « penseur » ne l’avait été depuis longtemps.

 

L’élite des policiers de l’Internet hésita des années avant d’oser le toucher, lui, sa famille et leurs acolytes, et ce, que ce soit de ce côté ou de l’autre de l’Atlantique ; et alors même que ses messages avaient commencé à exercer leurs ravages à peu près partout dans le monde.

 

Pour compliquer les choses, la desistence est une idée profonde et qui vient de loin, enracinée qu’elle est dans le meilleur de la tradition de pensée qu’on appelait jadis occidentale, et présentée avec conviction par Michael Lagrange—il est vrai, non sans l’aide de certains parmi la masse des obscures internautes qui, eux, ne sont jamais mentionnés sur la toile, éclipsés qu’ils furent par sa gloire.

 

Pour comprendre l’irrésistible ascension intellectuelle de Michael Lagrange il me semble que le mieux à faire est d’emboîter le pas à un de ces obscures internautes. Je pense à quelqu’un qui fut des premiers jours dans la desistence au cours des années 90 du siècle dernier.

 

On peut dire que Luc Frumm apporte l’idée à Michael sur un plateau. Luc manifeste depuis longtemps un vif intérêt pour tout ce qui relève des processus victimaires et a spécialement étudié l’histoire des religions et l’anthropologie aux fins d’en savoir plus sur le sacrifice.

 

Ayant trouvé un boulot d’adjunct (auxiliaire) d’université, Luc Frumm peut devenir full-timer et commencer une carrière s’il obtient rapidement un doctorat. Il a besoin d’écrire une dissertation et ses penchants l’ont amené à s’intéresser à des questions en apparence très abstraites. Il a été formé en philosophie dans un campus de province française dont il s’est plaint mais qui l’a habitué à une certaine rigueur…

 

En dehors de la famille Lagrange, de leurs partenaires internautes les plus proches et de son propre cercle d’intimes, personne n’a entendu parler de Luc Frumm. Il fut pourtant l’ami et le confident de Michael quand Michael ne faisait rien, n’avait rien, n’était rien ni personne : un vendeur de livres d’occasions ; un hippy sur le tard qui passait le clair de son temps à gratter sa guitare et lire de gros livres.

 

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Luc en dit assez dans son log pour m’imaginer Michael assis sur le fire exit qui surplombe Waverly Place, une petite rue coquette du West Village—à chercher l’inspiration pour un livre qui ne vient pas.

 

Il vit de rien, il n’a rien, Michael, à part sa guitare, ses livres et ses carnets. Il ne paye pas de loyer, et une part modique de la bouffe. N’empêche que le soir quand Nina rentre fourbue mais heureuse de le voir et prête à lui cuisiner de quoi le restaurer à ses forces tant éprouvées par le labeur intellectuel, qu’elle admire... elle a ce bon sourire de Nordique Européenne. Puis fait ce qu’il faut faire. Elle remonte les manches et empoigne les casseroles pendant que Michael déblatère des propos cohérents mais excessifs et d’un ton d’assurance qui borde la véhémence, ceci afin d’éblouir par son savoir encyclopédique Nina, chez qui il vit pendant une bonne dizaine d’années. Avec son plafond en étain, sa mosaïque de petits cubes de céramique noirs et blancs aux toilettes, sa baignoire douche que Nina recouvre et qui lui sert de table, c’est un studio minuscule mais pittoresque. La passerelle et l’échelle du fire exit sont à la fois rouillées et fleuries, verdoyantes. Michael peut s’asseoir sur les lattes, fumer des cigarettes et regarder les gens déambuler à l’encoignure avec la 6th Ave. Les voix d’étrangers passent juste en dessous de lui. C’est si agréable en été, même si l’énorme brouhaha qui vient de l’avenue empêche Michael d’être complètement à son manque d’inspiration.

 

Luc Frumm, qui est un intellectuel, lui, de profession— quoique jusqu’à sa rencontre avec Michael, de profession plutôt ratée—écoute Michael, l’admire pour ses connaissances mais s’en moque, se gausse d’un style de vie qui, en fait, ressemble au sien. Entre autres, Luc, comme Michael, vit chez une femme.

 

Luc ne prend pas Michael tout à fait au sérieux. Il se rend compte que Michael est un peu, peut-être plus qu’un peu, dérangé. C’est difficile à dire en quoi il semble qu’il y ait quelque chose de trop chez Michael, et à la fois pas assez : une visse qui manque. Il a tellement besoin qu’on l’écoute. Il donne un champ illimité à ses idées. Il croit en un avenir prochain quand, comme par miracle, on l’écoutera ; bref, il a tout l'air d'un illuminé.

 

Mais Luc ne l’en écoute pas moins lors de longues marches qu’ils font tous les deux jusqu’au bas de la ville, jusqu’à Battery Park au bout de l’île et devant la Statue de la Liberté. Michael lui parle de démonologie, de la théorie du Chaos, des gospels apocryphes, de la façon dont le diable est donné toute liberté d’agir dans le Paradis de John Milton. Des deux Dieux de la Gnose.

 

Le mot « promenades » en effet ne conviendrait pas pour décrire ces marches forcées au cours desquelles Michael enseigne à Luc une panoplie d’expressions et de mots, certains, nul doute, parmi les plus beaux que sa langue contienne, car Michael s’est toujours enorgueilli de sa maîtrise de l’anglais.

 

Luc vit un peu plus haut dans la ville uptown, sur la 109th Street et Broadway, et il aime aussi marcher. Il se rappelle des promenades forcées qu’il fit dans Paris avant de partir. Luc est quelqu’un qui en immigrant à vingt-huit ans n’a quitté qu’une girlfriend qui habitait dans un beau trois pièces rue Delambre, et quelques heures d’enseignement de philosophie comme maître auxiliaire dans des lycées privés galères de banlieue parisienne. Luc partage quelque chose du ressentiment profond de Michael (humiliation, colère). Ils sont l’un et l’autre de la même catégorie de ratés ambitieux, si ambitieux qu’il n’y avait pas moyen qu’ils réussissent.

 

Michael n’a pas terminé la Brown University, une des écoles les plus huppées, les plus yvi-league du pays, où il a pourtant été accepté à 19 ans sur scholarship complet, appui financier à 95%. Le fait que Henry Lagrange, son père, était soldat, sergent, a dû aider de ce côté.

 

Lorsque Luc lui demande pourquoi il a flanché, Michael répond qu’il lui manquait deux compositions de dix pages chacune pour empocher le B.A. (et avancer dans la vie, ajouta Luc à part soi). Et ce alors que, Michael explique aussitôt à Luc, il a ghost written, écrit des dizaines de compositions modiquement rémunérées pour des étudiants (des étudiantes surtout) en difficulté à Brown et qui passaient grâce à lui haut la main.

 

Luc le croit volontiers. Ce n’est pas le savoir, ni même le savoir faire sur la page, qui manquait à Michael. Il s’embourbait quand c’était sous son nom, il perdait les pédales devant le vide de son être. Il manquait de cadre, d’intention, de  limites, ne savait pas à qui s’adresser, par où commencer… Prévisible, se disait Luc, puisqu’il ne voulait pas faire partie d’une institution qui les lui impose, ces limites. Il ne voulait d’aucun cadre qu’on le force à avaler. Il s’était dérobé aux demandes du système. Mais quel avantage, quel résultat tirait-il de son isolement ?

 

Luc n’arrivait pas à comprendre ce qui empêchait concrètement Michael. Il se doutait que c’était de vouloir trop en dire d’entrée sur la page. De la bourrer au point d’en faire une bombe… qui n’explosait pas car elle était incompréhensible.

 

Il y a un épisode étonnant dans la première vie de Michael Lagrange, l’homme de la toile s’il en est un. Michael avait un vieil ami, Georges Würmster, un type du Queens rencontré à Brown parmi le petit poisson mécontent de vivre des restes tombés de la bouche de la magnifique baleine. Ils s’étaient perdus de vue. Après avoir ramé plusieurs années en Californie ce Würmster avait trouvé  moyen de travailler pour Disney et, dans l’ébullition autour des dot.com, de monter son site : Web-artists, video-thinkers, architectes du virtuels, tout ce que vous voudrez et y compris des gens qui faisaient leur chemin dans Hollywood y dégorgeaient ce qui leur passait par la tête. Le nom du site paraît outré et cliché aujourd’hui, mais RocketToTheUncharted.com eut tout de suite de l’allure. Würmster envoyait sur la toile n’importe quoi, sans éditer et sans comité. Le réseau de gens qu’il mettait en ligne était de première classe. Ils voulaient tous connaître la pureté du nouveau medium, tester son potentiel pour une liberté d’expression hors du contrôle de l’imprimerie.

 

Un jour Würmster envoya à Michael un courriel (sur l’ordinateur de Nina) consistant à lui faire savoir que, que ce soit trente pages avec leurs footnotes épaisses sur la Logique de Hegel, ou le fragment de poème de trois mots qu’il pond au matin, il accepterait « tout » de Michael sans sourciller. N’était-ce pas ce que Michael voulait entendre ?
« Everything, man ! »

 

D’abord Michael remplit furieux des dizaines de pages de son carnet écrites serrées. Puis il agonisa sur ce « tout », et prétendit que son vieil ami Würmster était en réalité son pire ennemi et ne voulait rien de lui ; que loin d’être ouvert à tout, l’Internet ne l’était à rien qui ne soit formaté d’une certaine façon, de la façon dont il lui convenait, à l’Internet.

 

Et alors ? Alors rien, Michael n’arriva à rien. Oh ! il y eut des pages et des pages quelque part, mais Michael ne voulut pas les montrer à son ami Georges Würmster. Elles n’étaient pas finies, ces pages.

 

Michael ne comprit pas que Würmster ne lui demandait pas d’écrire des pages, mais d’envoyer, de se permettre de dérouler, moins et beaucoup plus que des pages. N’importe quoi.

 

La perspective du n’importe quoi, son domaine, au fond, pourtant, rendit Michael fou.

 

La différence entre Luc et Michael c’est que Luc est un émigrant à qui on a donné (ou qui s’est donné) une seconde chance, celle de recommencer. Luc va passer, lui, son doctorat et devenir un professeur d’université—certes un campus de seconde zone dans le Bronx, mais néanmoins un job solide, une position et une carrière—grâce dans une bonne mesure, il le reconnaîtra lui-même, au bizarre enseignement de Michael. Tandis que Michael n’a pas l’air de s’en sortir à vivre aux frais de sa girlfriend Nina. Michael s’enfonce. Il n’a rien écrit en dix ans qu’il puisse montrer, rien fait, ni même joué aucune de ses chansons en public. Chaque fois qu’il a joué de la guitare et chanté avec des amis cela s’est mal terminé. Michael a beau vivre un exil doré dans un des recoins les plus coquets et intéressants de New York, il n’arrive à rien. Il trompe Nina avec les jeunettes rencontrées au Griffith Bookstore uptown. Et il parle beaucoup mais ne montre rien, ne lit rien de lui, ne publie jamais le moindre paragraphe.

 

Luc pourrait aussi inonder Michael d’un fleuve d’arguments si le torrent qui sortait de son ami à mesure qu’ils descendaient comme en courant la ville ne l’en empêchait pas. De l’Upper West Side où se trouvait l’Annex, jusqu’à Waverly Place où résidait Nina, puis jusqu’à Battery Park au bout de l’île il y a une trotte. Plus d’une centaine de blocks. C’était avant le 11 Septembre, et donc, devant eux ou derrière eux, à l’aller et au retour les deux colossales tours du World Trade Center se dressaient dans leur ciel. D’un quartier à l’autre, parmi les gens pressés Uptown, ceux encore plus pressés Midtown, ceux sortant leur chien dans le Village, les oisifs mais guindés de Tribeca, les braillards et les libérés dans le Meat Market, et jusqu’aux quelques touristes promeneurs dans la verdure alors tranquille qui longeait la rivière au bas de Manhattan, c’était comme si leur conversation, c'est-à-dire le fleuve de mots qui sortaient de Michael et que Luc se contentait de renvoyer par un « oui » ou un « oui, mais, » s’adaptait au milieu ambiant, se faisait péremptoire et hautaine, ou bien au contraire désespérée et sans réponse devant la difficulté du chemin. Certaines semaines, ils venaient plusieurs fois se tenir debout dans le vent du large ; debout appuyés à la balustrade devant la calme agitation des vagues. Tandis qu’au loin, inamovible, l’or de la flamme au bout du bras de la Statue leur envoyait un flash.

 

Michael aide Luc à obtenir le doctorat et Luc trouve le moyen de fournir à Michael nombre de références qui l’aideront plus tard à généraliser sa réflexion sur les processus victimaires ; et en particulier, sur l’Holocauste. Non pas que Luc en tant que juif en sache plus sur l’Holocauste, si ce n’est que ce trou noir-là emporta la moitié de sa famille, tous gens du côté de son père, tous les Frumm. Mais Luc a lu en France des livres qui expliquent, qui enracinent la tradition judéo-chrétienne (avant et au-delà) dans les processus victimaires, les moments où un groupe soude son unité sur le dos d’une victime émissaire. Il semblerait que la tendance humaine à sacrifier l’humain ou l’animal, qui fut longtemps source de culture, de renouvellement des forces saines du groupe, est devenu, maintenant que cette violence nous saute aux yeux, ce qui défait, ronge et détruit les agroupements humains du dedans.

 

Michael le paumé absorba tout cela jusqu’au jour où il a non seulement accès à l’Internet mais s’en fait entendre. Dans ses propres termes, donnons un peu de théorie victimaire. De la bouche de Michael—la mèche plus tout à fait blonde tombant sur son visage émacié et ses yeux clairs vous regardant, vous, qui regardez l’écran ; vous faisant un drôle de sourire et cependant très sérieux, solennel. Avec force gestes, donc, dans un des vestibules du virtuel où il lui est arrivé de s’exprimer très clairement par la suite, on trouve :

 

« J’ai lu Robert Gérard, philosophe français qui dit que quand un groupe donné se voit la proie de conflits insurmontables, il est tentant pour ses membres d’identifier un sous-groupe à qui il est facile de trouver des tares (blemish) et des défauts. Le mal est projeté sur un qui absolve le reste de regarder en eux-mêmes. Le mal incarné est du même coup ce qui sauve des conflits individuels et sociaux, en les prenant sur soi. La victime tourne facilement au sauveur. On regrette sa mort. On pense que c’est elle, la victime qui, par sa mort, a aidé le groupe à se reconstituer, et chacun à se sentir bien dans sa peau. Un tour de passe-passe fait que le sous-groupe ou l’individu taré est celui qui finit par nettoyer, enlever les tares et soulager les erreurs du groupe at large. La victime peut facilement tourner au grand homme, au héros, sinon au dieu... Inversement, l’homme hors pair, l’exception, le roi Oedipe peut facilement se voir foulé aux pieds et traité comme une merde vers la fin de la pièce…»

 

Ailleurs: « L'Europe aurait tres bien pu se faire beaucoup mieux et beaucoup plus tôt sur le dos des juifs. C'était le projet d'Hitler, et il s'en est fallu de peu qu'il réussisse... On comprend que certains le regrettent encore.»

 

Et ailleurs encore, cette remarque décisive pour tout le mouvement de la desistence: « Plutôt que de baser notre vie en commun sur le sang des autres, et au lieu d'attendre le moment qu'on vous mette à l'index et vous choisisse pour la prochaine tuerie—pourquoi ne pas devancer la demande et se présenter soi ? Pourquoi ne pas s'offrir ? N'est-ce pas la meilleure chose à faire, la plus pure ? »

 

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Il est clair que Michael fut toujours un homme content du tour de ses mots. Il faut qu’il les parle. Michael est quelqu’un qui parle. Et qui parle en s’entendant parler. C’est quand les ordinateurs purent entendre, suivre et enregistrer les gestes humains que mêmes les pires récalcitrants comme Michael se laissèrent séduire.

 

Luc se rappelle quelque part d’un dialogue comme il en avait presque chaque jour avec Michael:
« Il y a toutes sortes de victimes, dit Luc. Aucune raison de croire que celles broyées sur un roc par l’Inca étaient toutes guillerettes et consentantes. Elles devaient néanmoins se sentir sacrées. L’Inca les voulait très pures et sans tares… »

 

Michael apprécie et fait les gros yeux pour que Luc continue.

 

Celui-ci, après une pause, car Luc est beaucoup plus calme que Michael : « Par contre il y a dans la Bible des victimes qui s’offrent, sinon courent au devant de leur propre sacrifice. Isaac, le fils d’Abraham, offrant son cou au couteau de son père, ou bien le Christ prédisant sa mort aux mains du groupe qui lui est le plus proche et ne la refusant pas, voilà des victimes consentantes, qui vont au devant de leur sacrifice. »
« Et alors ? »
« Ce n’est pas la même chose quand on vous coupe le cou comme à un poulet et quand c’est vous qui choisissez le couteau... »
« Muhm ! »
C’était au tour de Luc d’être content.

 

Luc a des choses à dire à Michael sur la question du sacrifice, centrale dans toute religion. A partir d’un certain moment dans l’histoire, il faut croire que les mythes, les légendes, les religions entourant le sacrifice perdirent de leur poids. La croyance se retira du rituel meurtrier. Sacrifier la jeune chair tendre d’une paire de belles vierges blondes comme Cérès n’apaisa plus le courroux de la déesse et n’arrangea plus rien dans la cité. Sur l’autel d’un Temple qui ne fonctionnait plus le sang ne fut plus que du sang. Pour autant, et voici le point intéressant, dit Luc à Michael, la pulsion de sacrifice ne disparaît pas, au contraire, quand le groupe se fait plus large et moins crédule. On ne parle plus de sacrifice au sens antique. Il y a d’un côté le sacrifice intérieur, psychologique et métaphorique, et de l’autre des victimes, beaucoup de victimes qui se mettent à pulluler sans raison. Et au lieu d’apaiser la violence ambiante et soulager le malaise, la multiplication des victimes ne fait plus que l’amplifier. Moins on voit ses vertus et plus on veut le pratiquer, ce sanglant sacrifice, mais sans le dire, à froid et sans le lubrifiant de la foi.

 

Selon la théorie Gérardienne, le Nouveau Testament marque déjà une avancée à une époque où l’hécatombe d’animaux se fatiguait. C’est la venue d’un nouveau type de sacrifice, celui où la victime comprend la violence qui l’entoure et ce qu’on attend d’elle pour l’apaiser, et se présente, offre son corps et sa vie. Jésus Christ le dit aux apôtres: vous allez me trahir et me tuer. Si c’est mon sang dont vous avez besoin, allez-y donc.

 

Michael rattrape évidemment Luc et en lit trois fois plus que lui sur le sujet. Pour l’instant, quoiqu’il en soit, Michael ne fait rien de toutes ces merveilleuses réflexions qu’ils échangent. C’est Luc qui en tire le maximum. Il obtient son doctorat et devient professeur, puis se voit promu Associate Professor après avoir publié des morceaux de The Suicidal Moment in Milton.

 

Après avoir soutenu sa dissertation en 1999, Luc trouve que Michael n’est plus l’ami qu’il était. Michael se permet un peu trop souvent maintenant de rappeler combien Luc lui est redevable de sa réussite, combien Luc lui doit de son ascension sociale, à lui qui reste derrière comme une paire de vieilles chaussettes, un citron pressé…

 

Luc se sent alors coupable d’avoir utilisé Michael. Assez pour moins le voir…

 

Sur quoi Michael quitte New York, réintègre le domicile parental dans Rhode Island, et ils ne se voient plus pendant trois ans. Quand Michael appelle au téléphone, c'est pour essayer de rèchauffer les choses qu'ils se disaient autrefois. De fait, ils n’ont rien à se dire. En 2002 Michael voyage depuis Rhode Island et passe une semaine dans New York. Luc le voit en cinq sept et il pense que son ami n’est plus l’homme inspiré qu’il était. Même Nina reconnaît que la vie de famille a encore rétréci le champ d’action de Michael.

 

Pour Jacques Menashe, qui est un autre grand ami de Michael des premiers jours, Michael n’a rien vécu au 11 Septembre 2001. Jacques, lui, ce jour-là, a pris sa caméra de journaliste dilettante et, au lieu de fuir la poussière et les chutes de grabats, s’est avancé jusqu’au cratère où s’engouffraient les choses et les gens. En quoi cela compare-t-il avec Michael regardant ça depuis la maison de sa mère dans Rhode Island ? Pour Jacques, Michael n’a rien vu de l'horreur, rien entendu des cris, rien compris à ce qui compte désormais. Il n’a fait qu’en entendre parler sur le tube.

 

Luc regardait aussi la catastrophe à la télé depuis sa chambre uptown. Mais il a senti le sol vibrer sous lui, même à dix kilomètres ; il a vu les foules envahir Broadway comme dans un exode, et il a senti les odeurs de charnier remonter de downtown encore une semaine après les évènements. « Il parle encore trop, dit Luc après son entrevu avec Michael, surtout pour quelqu’un qui lit moins et ne participe à rien. »

 

Michael repart et il reste dans leur souvenir, mais les mentions de Michael entre eux et dans leur log se raréfient. Michael n’était peut-être après tout qu’une apparition, un de plus qui vient de l’intérieur du pays pour se chercher dans la grande ville et ne s’y pas trouver…

 

Ils n’ont aucun moyen de prédire ce qui va transformer leur ami Michael. Aucun moyen de savoir qu’en 2008 c’est lui qui les appellera de Los Angeles, pour les inviter à séjourner dans une villa sur les hauteurs d’Hollywood, et qu’un an plus tard, il les réinvitera au Nouveau-Mexique, dans un ranch sur la Sierra au-dessus de Taos… Pas moyen de prédire que leur ami plus qu'un peu gigolo sur les bords et sans lendemain, va devenir riche et célèbre...

 

Pas moyen de prédire l’extraordinaire… Plus récemment, en 2013, après cinq années de succès inouï au contact des Lagrange, Jacques Menashe et Luc Frumm quittent les Lagrange quand le site HighGunsOnTheSierra.com se retrouve plongé dans un scandale sans précédent… Mais, à la différence de Jacques, Luc ne fait que s’éclipser puisqu’il revient au moment qui compte.

 

Après avoir été distancé et comme englouti par le phénomène Lagrange, Luc Frumm fut quelqu’un qui revint très fort dans la vie de Michael Lagrange, et ce, au dernier moment, au point de participer à sa mort.

 

Oui, au point d’inciter des policiers français à le tuer. Or de cela, personne ne parle. La mort de Michael—comme il convient à une exception, une star—est enrobée de mystère. Malgré toutes les horreurs dont lui, sa famille et leur groupe sont indirectement responsables, le nom de Michael continue de monter au firmament, surtout auprès des nouvelles générations, qui ne veulent voir que le côté merveilleux de la desistence.

 

S'il arrive encore à un émule de la desistence de se souvenir de Luc Frumm sur la toile, c'est pour dénoncer la perfidie d'un traître pire que Judas...

 

Participer… Voilà toute la question : dans quelle mesure Luc Frumm est-il responsable de la mort par balles de Michael à Saint-Ouen, en banlieue Nord de Paris, le 12 Novembre 2015 ? Michael avait 60 ans.

 

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Mais revenons en arriere. D’après le log qu’il laisse dans son premier ordinateur, Luc rencontre Michael en 1991, à l’Annex du Griffith Bookstore sur 82nd Street et Broadway.

 

Cette rencontre lui paraît assez importante pour qu’il écrive quelque chose à propos de « la logorrhée de Michael Lagrange. Il s’emballe. Mais ça veut dire aussi qu’il ne vous laisse pas en placer une pendant trois heures. 

 

« Il arrive un moment où il n’y a plus qu’à laisser Michael parler. Ce que vous pourriez bien avoir à dire ne compte pas en comparaison de l’urgence où il est de s’exprimer. »

 

Ceci pour l’anecdote : quand les quelques connaissances de Michael, celles d’avant sa célébrité, consignaient quelque chose dans leur ordinateur le concernant, leurs machines étaient si rudimentaires qu’ils devaient transporter le résultat sur un floppy de peur de le perdre. Le cloud computing n’existait pas. De nos jours il est néanmoins permis aux internautes de reconstituer partie ou tout du contenu de certains hard drives qui ont été mis à la casse depuis longtemps, leurs utilisateurs ayant laissé des traces, y compris par défaut, dans les machines avoisinantes.

 

A la lecture de son log il ressort que Luc est vexé par les manières de frère aîné chevaleresque et plus qu’un peu condescendantes de Michael. D’ailleurs, dit-il « ça fatigue les gens qui ont réponse à tout. » Et néanmoins Luc est avide de son savoir, il admire les ressources rhétoriques que déploie Michael.

 

« Michael speaks well, écrit Luc alors. Michael a cette facilité de langage, que ce soit pour vanter les ramifications mystiques du Démon de Maxwell, qu’il mettra en rapport avec les aspects à jamais nouveaux de la dialectique hégélienne—en particulier l’idée de la négativité, l’idée d’un pouvoir infini du négatif—, puis avec la figure de Doctor Faust qui nous vient, elle, du Moyen Age… Pourquoi Faust ? Le Doctor à qui il ne suffit pas d’être Doctor a fait un pacte avec le diable et paye le prix pour accéder à la Ding an sich, la chose en soi aux autres Doctors impénétrable. Faust est du genre qui met toute sa vie dans la balance, corps et âme, pour savoir. C’est aussi une victime consentante. Michael se prendrait-il pour Faust ? »

 

Luc : « Sous je ne sais quel prétexte il n’oublie pas non plus de visiter Satan chez John Milton, qu’il décrit comme un puits de science mystique : du bout de sa langue fourchue ce serpent-là parle toutes les hérésies depuis l’aube des temps chrétiens. Il faut donc que je lise Milton. Et quant à en connaître assez sur le sujet du Démon de Maxwell, cela attendra. Michael a un itinéraire dans la tête, dont les impromptus les plus échevelés ne s’écartent pas. C’est extrêmement intéressant et complètement loufoque à la fois. »

 

Ailleurs Luc décrit l’Annex : « Au vingt-et-unième étage d’un de ces vieux buildings majestueux du bord de l’Hudson River et de Riverside Park. L’ascenseur est conduit par un doorman. Un appartement de sept ou huit pièces larges et à hauts plafonds, et remplies à craquer de livres jusque dans la cuisine démontée et les deux salles de bains recouvertes d’étagères. La baignoire est remplie de livres. Michael est juché sur les derniers échelons de son échelle amovible dans un coin près de la haute fenêtre, le dos voûté contre le plafond. Il répond aux questions que les quelques clients lui adressent. Il me semble qu’il prend plus de temps avec les jeunes clientes qui arrivent du Nebraska, du Wyoming ou de l‘Iowa, surtout si elles sont blondes et fines et se sont matriculées à Columbia University un peu plus haut dans la ville. En général il lui suffit de deux bonds pour être devant le livre que vous lui demandez, ou quelque chose d’approchant. Ce n’est pas que Michael ait lu les centaines de milliers de livres qui sont à l’Annex, mais il peut toujours cerner un titre, se rappeler de quelque chose de ses sources ou de son influence, des difficultés inouïes qui présidèrent à sa naissance. Ou bien du fait que c’est un livre nul, sans importance et sans influence, un livre faux ou mal fait, mal à propos et sans raison d’être, et qui ne vaut pas les 50 cents que vous allez dépenser.
« ll y a cette honnêteté, chez Michael. » ajoute Luc.
«  Il me fait comprendre qu’il faut s’exprimer brutalement, parfois. Ne pas s’inquiéter des manières. Qui sait de quelle manière il faut penser ? Peut-être que c’est quand on gueule plus fort que les autres qu’on se fait entendre. »

 

« Quoique les hautes vitres soient sales, il y a de magnifiques couchers de soleil dans l’Annex. La tranche des livres rougeoie et nous sommes seuls dans la boutique… Michael se passe dix doigts jaunis entre ses longs cheveux de devant… Il a l’œil bleu vif aux aguets derrière ses verres de lunettes sans support. Il pérore, puis s’emballe dans son sujet, crie au génie, rit aux éclats, fume trois cigarette d’affilées, embroche un second thème aussi riche et complexe que le précèdent, connecte le tout avec une dizaine d’autres livres d’intérêt et d’importance, la crise politique actuelle, l’état de dégénérescence de la religion etc… —à moins qu’il ne soit prêt à cracher par terre de dédain et à le déchirer votre livre. S’en excuse ou ne s’en excuse pas mais il hait ce genre de livre avec passion. Je me demande chaque fois de quoi il a l’air, Michael, qu’est-ce qu’il me rappelle si fort ? »

 

« Il a l’air d’un cheval pur sang confiné dans une étable obscure. Comme il est grand et mince, une araignée faisant et défaisant sa toile. L’albatros de Baudelaire à qui on aura coupé les ailes. Sauf que c’est lui, l’homme aux yeux bleus malins, au rire intempestif et aux manières princières d’envoyer tout balader, qui se les est coupées, les ailes. Il ne lui en reste plus que les moignons. »

 

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Il y a un abîme, semble-t-il à Luc, entre ce dont Michael parle et les confinements de sa vie. Peut-être qu’il a été prodigue et brillant dans sa prime jeunesse à Brown, mais un peu comme Rimbaud, trop tôt. Sa mèche blonde à la Brian Jones pourrait rappeler une pop star morte trop jeune, mais ses dents grises ramènent Luc à l’évidence que demain l’homme ne mourra pas d’overdose dans sa piscine car il n’a pas les moyens de se payer ni dentier ni manucure. Demain l’homme reviendra pérorer et tisser sa toile dans le même coin sale au plafond de l’Annex.

 

« A l’Annex où il ne peut gagner que le minimum de l’heure, écrit Luc, qui est vraiment peu. Un type qui vous en apprendra peut-être plus en une diatribe que tous les pontes de Columbia University réunis en un semestre ! »

 

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Luc est tour à tour condescendant et admiratif, envieux, jaloux de Michael. Il y a bientôt une raison de plus à cela. Luc n’est pas heureux dans son premier mariage (dont le motif principal semble avoir été d’obtenir les papiers), et il découvre que les flirts débutés dans l’Annex n’étaient que de la poudre aux yeux. Michael s’en paye une sérieuse tranche car il vit chez Nina downtown tout en ayant une love affair passionnée, dramatique et dévorante avec une jeune Anglaise qui de temps en temps travaille, elle, au rez-de-chaussée du Griffith Bookstore. Cette liaison avec Deborah Martin menée au nez et à la barbe de Nina, et en grande partie des amis les plus proches de Michael, dura des années. Michael aime vivre sa vie en secret. Luc a raison, c’est quelqu’un qui longtemps tisse sa toile d’araignée dans un coin sombre. Et il y serait peut-être encore si quelque chose ne lui tombait dessus qui le fait bondir.

 

Il est difficile de ne pas adopter le point de vue de Luc ou de Nina ou de Jacques sur toute la première existence grisaille de Michael, qui, n’écrivant rien, ne laisse aucune trace. Je dois dire que j’ai un faible pour le log de Luc, copieux. Luc peut à la fois penser que son ami Michael va nulle part et que c’est un raté de naissance qui n’arrivera à rien—et consigner méticuleusement la vie et la mémoire de son Socrate avant que quelque chose ne lui arrive et qu’il ne soit trop tard. Luc voit Michael courir au désastre.

 

Luc n’apprend pas grand-chose de la bouche de Michael concernant Deborah Martin et il s’en plaint dans son journal. Lui et Jacques Menashe, un autre ami des premiers jours, échangent le peu qu’ils épient de l’affaire débordante avec Deborah. Que soudain Michael est prêt à revenir à Brown pour y terminer son B.A. et ainsi,  amener Deborah dans un campus quelque part dans le Midwest où il obtiendrait son Ph.D. pendant que, révéla une fois Michael à Jacques, Beborah enceinte lui donnerait un enfant…

 

Elle et lui, selon Michael, n’arrêtent pas d’évoquer cet enfant avant et après l’amour…

 

Jacques ajoute que Michael est le premier à se rendre compte de l’impossibilité de son amour pour Deborah. Certes, ils traversent comme au premier jour des après-midi de sexe extraordinaires uptown, dans la chambre coquette que  Déborah occupe sur l’Upper West Side. Et ce n’est pas qu’il ne puisse pas, lui, terminer son B.A. en cinq sept et courir dans la foulée jusqu’au Ph.D. en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Mais c’est Deborah qui n’est pas prête, a avoué Michael à Jacques… Soudain Michael révèle, reconnaît, qu’il partage Deborah avec un autre, un jeune Anglais de la haute, un type qui finit des études à Columbia, un ami d’enfance qui est bien décidé, lui, à ramener Deborah en Angleterre et s’en donne, lui, les moyens.

 

Où était-il, ce mec, comment pouvait-il tant lâcher la bride à sa future conjointe ? Comment expliquer que l’Anglais ne l’ait pas surprise en action avec Michael, se demandent Jacques et Luc, et durant tant d’après midis chaudes ?  Quel monstre ! Comment cette Deborah peut-elle parler enfant avec l’un et marier l’autre ?

 

Parle-t-elle enfant ?  Tout cela n’est-il pas qu'un doux délire de Michael ? Elle existe pourtant bien, Deborah, d’après ce que Jacques et Luc ont entrevu au Griffith Bookstore quand il l’a vaguement présentée. Il y a bien quelque chose d’intense entre eux. Jacques et Luc ne comprennent rien à la situation. Et, comme à son habitude, Michael ne fait rien pour les éclairer. Il hésite longtemps à faire entrer Jacques et Luc dans le cercle de Deborah, et ce, même en cachette de Nina.

 

N’ayant pas de rapport avec la future carrière de Web-thinker de Michael, celle-ci n’aurait aucune raison de se voir mentionnée dans la présente étude si elle ne révélait quelque chose d’essentiel dans l’histoire de Michael. Cette Deborah va le briser. C’est un homme défait, détruit qui va entrer dans la lumière de l’Internet, et comme de la nuit au jour. Un homme battu et n’ayant plus une once de son splendide orgueil à sauver ou encore défendre…

 

Pour le moment, Jacques et Luc se regardent, inquiets, quand ils parlent de Michael.

 

Donc cette Deborah comme il faut, pensent-ils, mène aussi deux affaires de front : le sexe torride uptown avec un visionnaire, et les froids projets familiaux downtown avec un professionnel…  Pour Jacques et Luc, l’Anglais doit habiter downtown, dans une de ces maisons particulières de briques rouges et de stuc blanc… C’est elle, en fait, qui a séduit Michael, et qui maintenant l’utilise et se joue de lui. Ça doit être quelque chose, cette Deborah ! Elle a des moyens redoutables de flatter son large mais fragile ego. Tout ce qu’il a évité de faire pendant quinze ans, depuis qu’il a quitté Brown à vingt-deux ans en claquant la porte derrière lui, Michael est prêt à le faire pour cette Deborah de vingt-trois ans, pour que son histoire abracadabrante avec elle ait un sens. Qu’est-ce qui s’est si mal passé à Brown ?

 

Michael s’est engueulé avec les professeurs de philosophie, répète-t-il, parce que c’était des types étroits, repliés sur la philosophie anglo-saxonne et refusant Hegel, Marx, Husserl, Heidegger,  Deleuze et Derrida… des gens ne jurant que par des analyses étriquées du langage. Luc se demande à part lui s’il n’y avait pas aussi le fait humiliant pour Michael que les professeurs de philosophie à Brown n’étaient pas impressionnés par les compositions signées de son nom. Ils n’y comprenaient rien. Ce n’était pas assez clair. C’était à la fois prétentieux et insignifiant. Et même s’il y aurait peut-être bien eu, qui sait, une idée sublime dans ce fatras de pages, elle y était recouverte, enfoncée, empêchée par de telles complications qu’elle vous glissait entre les doigts et vous laissait dans le vague. Pire qu’un paysage vu sous une épaisse bruine, une statue encore dans son roc. Un chef-d’œuvre inconnu.

 

Jacques et Luc ont eu l’occasion de regarder dans le petit carnet épais que Michael sort et replace incessamment dans la poche intérieure de sa veste gris anthracite. Lui si bavard et expansif dans ses gestes, le voilà qui se cache dans un coin, et dans le creux de son épaule écrit discrètement ses pattes de mouche. Cela séduit les femmes, permet à Michael de se décrire poète ou penseur, quelqu’un qui vit sa vie pour l’écrire. Alors qu’en fait, pensent Jacques et Luc, il n’écrit rien, si on entend par écrire, inscrire sur quelque chose un message que des lecteurs puissent éventuellement lire. Jacques et Luc s’en sont plusieurs fois rendus compte après avoir lourdement insisté pour l’ouvrir et l’avoir entre leurs mains, ce carnet : l’écriture en est si minuscule et idiosyncrasique (raturée, surchargée, l’ancre bue par le papier) qu’il est impossible d’y comprendre quoique ce soit quand on n’est pas Michael.

 

Comme le carnet est remplacé toutes les deux semaines environ, le placard de plafond dans l’étroit corridor chez Nina en est rempli à ras bord. Le ruban illisible de cette écriture entortillée se déroule sur des centaines de miles à l’intérieur de boîtes que personne n’ouvre (et que personne n’ouvrira plus jamais parce qu’elles ont été perdues depuis, foutues à la poubelle, au grand dam de Michael).

 

Quoiqu’il en dise, Michael n’est pas vraiment intéressé par l’existence de ces carnets puisqu’il leur ajoute sans discontinuer mais ne reprend rien pour le terminer, en extraire quoique ce soit. Ces carnets qu’il laisse se perdre, qu’il ne fera rien pour récupérer quand il aura quitté New York, ce sont des millions de pages qui se referment sur elles-mêmes—alors pourtant qu’il y a parlé des sujets qui lui tiennent à cœur, comme ceux des démons à travers les âges. Il a dessiné des cubes et commenté des graphes où apparait la figure du Démon de Maxwell, qu’il met en rapport, explique-t-il à Jacques et à Luc qui se regardent incrédules, avec la légende de Faust chez Goethe et la figure de Satan chez Milton, la négativité selon Hegel, le fétichisme de la marchandise d’après Marx…

 

Jacques et Luc lui demandent de passer partie ou tout de ses carnets au propre et ils se proposent même de les soumettre à un traitement de texte. Nina veut payer une secrétaire temporaire si cela peut aider Michael. Mais celui-ci refuse catégoriquement. Il veut que les carnets s’éteignent avec lui. Il croit en la main qui trace sur le papier. Pour rien au monde Michael entretiendrait un log comme Jacques, Nina et Luc. Il éteint l’écran du computer quand Nina n’est pas là. Aucune adresse électronique avant 2001. Michael, en fait, passe son temps jusque vers la fin des années 90 à dire contre toute évidence que les ordinateurs n’ont aucun avenir. Que leurs avantages tant vantés sont largement surestimés. Que les dot.com sont des compagnies inventées par des fils et des filles à papa pour se faire mousser…

 

Pendant ce temps, il n’écrit rien qui vaille à ses propres yeux. Et l’étonnant c’est que des gens comme Luc, Jacques et Nina, qui eux écrivent abondamment, croient au talent d’un écrivain-penseur auto-proclamé qui n’écrit pas.

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La Desistence
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