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La Desistence

5 mai 2010

LA DESISTENCE (1)

Cela fait cinq ans que Michael Lagrange est mort, et c’est seulement maintenant qu’on commence à se faire une image plus exacte de qui il était vraiment. Il est loin d’avoir toujours été le héros que ses émules décrivent sur la toile. Quand on s’intéresse à lui sans pour autant tomber dans une adoration du moindre de ses propos, on voit la vie de raté qu’il a menée jusqu’au jour où sa famille lui permit d’avoir un nom et où il trouva sa voix.

 

Ses conversations, disons, théoriques, élaborées dans les couloirs du virtuel au gré du moment, intéressèrent beaucoup de monde et en ont amenés plus d’un à mettre sa vie en danger. Elles en agitent peut-être de plus en plus. Je dis « peut-être » parce que la force de ses idées, après un temps d’atroce éclat, est devenue surtout souterraine.

 

Je ne prétendrai pas ici juger de leur validité (si ce n’est qu’en les exposant sans fard, j’en dévoilerai sans doute les mérites autant que les faiblesses), mais surtout parler de leurs causes et de leurs effets pratiques, avant que le tranchant des faits ne s’émousse et qu’on les oublie sous la trombe des évènements réels ou virtuels qui désormais occupent les écrans, et les esprits, si facilement distraits.

 

Les machines n’oublient pas ; ce sont les humains qui oublient. Les idées restent dans leurs têtes et continuent de fasciner alors que les exactions et les erreurs perpétrées en leur nom s’estompent.

 

Dans la mesure où Michael fut brillant et ses propos incisifs, il se montra, il est et il reste dangereux. D’aucuns pensent qu’il personnifie le danger à l’ère digitale. Il y eut une période durant laquelle des centaines, puis des milliers de gens ont, à l’appel de son nom, relevé les doigts au-dessus du clavier et laissé leur machine s’endormir. Ne rien faire, ou bien, n’en rien faire : laisser la chose se faire, quelle que soit la nature troublante, scabreuse et carrément horrible de ce qui se déroule sur les écrans. Y être sans y être. Parmi ces individus qui désistèrent, ou se désistèrent, on comptait des décideurs, des porteurs de codes suffisamment bien placés pour ouvrir une brèche, surtout s’ils s’unissaient. Michael et les Lagrange, ainsi que Suzan Friedman, tablaient sur cette unité. Ils n’avaient pas tort car une masse d’internautes armés de bonnes machines et d’un certain savoir faire pouvait rendre sporadique ou inégal l’approvisionnement en eau et en électricité ; ils sauraient comment déstabiliser le flot en informations permettant de maintenir la confiance en Wall Street ; à moins que ce ne soit brouiller les text messages et les images, ainsi que les dossiers dont disposaient les policiers de tous ordres dans une ville comme New York.

 

Non pas qu’il y ait eu une catastrophe, que Michael et les Lagrange soient impliqués directement dans la mort de centaines de gens… ou qu’on leur soit redevable des ratés de fonctionnement constatables dans la ville à tous les niveaux durant la période de leur ascension au firmament du virtuel. Mais leur nom fut quand même revendiqué ou utilisé par nombre de suicides à partir de 2005, 2006… Et puis il y a le trou noir à l’aéroport de JFK en 2013 : pendant cinq bonnes minutes des bandes de hackers prirent commande du contrôle aérien. Non, c’est plus compliqué que cela : des hackers commandés par des terroristes d’un nouveau genre donnèrent aux policiers de l’Internet l’alerte que JFK était menacé de paralysie deux bonnes heures à l’avance. Assez pour désamorcer Josephine, le nom de famille des worms, des rabbits et des trojans de leur banal malware. Mais quand l’heure fut écoulée et alors que les hackers avaient fourni les source codes, ces policiers se montrèrent incapables d’enrailler Josephine, ce qui est, du côté de gens plutôt bien payés par les contribuables, un scandale.

 

Pas une ride, rien d’anormal sur les écrans qu’utilisaient les contrôleurs du ciel. C’est ensuite que les hackers révélèrent ce qui avait eu lieu : à l’insu de leurs utilisateurs et administrateurs, des réseaux d’ordinateurs avaient formé un blotnet qui s’était mis à bombarder imperceptiblement les machines à JFK. Il se trouva que deux avions, donc deux fois environ trois cent cinquante passagers et leurs équipages respectifs, dont la moitié partait de New York pour Sydney et l’autre en revenait…

 

Soudain, on fut confronté à la possibilité que deux avions pleins de gens se rencontrent au-dessus de New York à l’intérieur d’un étroit couloir aérien (celui-ci dans les nuages, mais bien réel), où ils ont été envoyés en sens inverse l’un de l’autre parce que les pilotes ont reçu des informations mélangées, brouillées, sans que personne au sol ne s’en rende d’abord compte.

 

Heureusement au sol des gens de par la ville et ses environs furent alertés via leur portable et ils communiquèrent à temps avec des voyageurs ayant allumé en avance du règlement le leur. Ceux-ci donnèrent l’alerte aux pilotes, lesquels durent continuer de voler dans l’étroit couloir en sens inverse sous peine de produire une catastrophe encore plus grande dans un couloir parallèle.

 

Dans les avions chacun et chacune alluma alors les instruments électroniques en sa possession pour filmer les détails de ces secondes d’agonie… Les avions se frôlèrent, ce fut un miracle, cinq adolescents de part et d’autre furent épargnés, ainsi que deux fois trois bébés de un à trois ans, des enfants, des pré-adolescents et des couples, des jeunes personnes et des vieilles, des hommes d’affaires du Connecticut, Brooklyn et Long Island, des hassidiques, des bouddhistes et des musulmans, et quelques catholiques et des protestants, et une masse d’incroyants, dont les deux jeunes mariés de Sydney—tous à genoux entre les sièges et priant à rendre l’âme…

 

On sait aujourd’hui que parmi ceux qui décidèrent au dernier moment d’épargner leurs victimes il y avait les Lagrange, Michael (qui ne comptait pas comme hacker), son frère John et sa sœur Nathalie (qui avaient, eux, fréquenté des hackers de renom). Et on se doute, quand on ouvre mieux le dossier, que leur leader, techniquement parlant, n’était pas Michael, pas même un Lagrange, mais une femme qui ne fait pas parler d’elle, et dont on sait assez peu alors qu'elle dirige tout l'aspect financier de leurs tractations sur la toile, Suzan Friedman, diplômée de Stanford University en computer science.

 

Ce fut un coup double, quoiqu’il en soit, pour la réputation en chute libre des Lagrange auprès de leurs amis internautes. Si un groupe aussi réputé pur et dévoué à son public de visiteurs que les Lagrange, oui, s’ils en étaient arrivé à risquer paralyser un aéroport international c’est qu’ils y avaient été forcés, acculés par la police, qui chacun savait (ou devrait savoir) était après eux d’une façon particulièrement injuste… Et quant au geste de sauver les gens in extremis, ça, c’était le talent dramatique bien connu des Lagrange, Michael à leur tête. C’était jouer terriblement avec le feu, certes, mais en sortir vainqueur.

 

Michael était le leader spirituel du groupe Lagrange. A ce titre, de son vivant, on lui tolérait n’importe quoi. On colportait le moindre de ses bons mots comme dans l’antiquité les paroles d’un oracle. Michael était respecté, admiré et, chez les jeunes, adulé comme une star de la pop music, du cinéma ou, autrefois, de la télévision, et pas seulement par une frange de jeunes internautes radicaux. Comme aucun « penseur » ne l’avait été depuis longtemps.

 

L’élite des policiers de l’Internet hésita des années avant d’oser le toucher, lui, sa famille et leurs acolytes, et ce, que ce soit de ce côté ou de l’autre de l’Atlantique ; et alors même que ses messages avaient commencé à exercer leurs ravages à peu près partout dans le monde.

 

Pour compliquer les choses, la desistence est une idée profonde et qui vient de loin, enracinée qu’elle est dans le meilleur de la tradition de pensée qu’on appelait jadis occidentale, et présentée avec conviction par Michael Lagrange—il est vrai, non sans l’aide de certains parmi la masse des obscures internautes qui, eux, ne sont jamais mentionnés sur la toile, éclipsés qu’ils furent par sa gloire.

 

Pour comprendre l’irrésistible ascension intellectuelle de Michael Lagrange il me semble que le mieux à faire est d’emboîter le pas à un de ces obscures internautes. Je pense à quelqu’un qui fut des premiers jours dans la desistence au cours des années 90 du siècle dernier.

 

On peut dire que Luc Frumm apporte l’idée à Michael sur un plateau. Luc manifeste depuis longtemps un vif intérêt pour tout ce qui relève des processus victimaires et a spécialement étudié l’histoire des religions et l’anthropologie aux fins d’en savoir plus sur le sacrifice.

 

Ayant trouvé un boulot d’adjunct (auxiliaire) d’université, Luc Frumm peut devenir full-timer et commencer une carrière s’il obtient rapidement un doctorat. Il a besoin d’écrire une dissertation et ses penchants l’ont amené à s’intéresser à des questions en apparence très abstraites. Il a été formé en philosophie dans un campus de province française dont il s’est plaint mais qui l’a habitué à une certaine rigueur…

 

En dehors de la famille Lagrange, de leurs partenaires internautes les plus proches et de son propre cercle d’intimes, personne n’a entendu parler de Luc Frumm. Il fut pourtant l’ami et le confident de Michael quand Michael ne faisait rien, n’avait rien, n’était rien ni personne : un vendeur de livres d’occasions ; un hippy sur le tard qui passait le clair de son temps à gratter sa guitare et lire de gros livres.

 

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Luc en dit assez dans son log pour m’imaginer Michael assis sur le fire exit qui surplombe Waverly Place, une petite rue coquette du West Village—à chercher l’inspiration pour un livre qui ne vient pas.

 

Il vit de rien, il n’a rien, Michael, à part sa guitare, ses livres et ses carnets. Il ne paye pas de loyer, et une part modique de la bouffe. N’empêche que le soir quand Nina rentre fourbue mais heureuse de le voir et prête à lui cuisiner de quoi le restaurer à ses forces tant éprouvées par le labeur intellectuel, qu’elle admire... elle a ce bon sourire de Nordique Européenne. Puis fait ce qu’il faut faire. Elle remonte les manches et empoigne les casseroles pendant que Michael déblatère des propos cohérents mais excessifs et d’un ton d’assurance qui borde la véhémence, ceci afin d’éblouir par son savoir encyclopédique Nina, chez qui il vit pendant une bonne dizaine d’années. Avec son plafond en étain, sa mosaïque de petits cubes de céramique noirs et blancs aux toilettes, sa baignoire douche que Nina recouvre et qui lui sert de table, c’est un studio minuscule mais pittoresque. La passerelle et l’échelle du fire exit sont à la fois rouillées et fleuries, verdoyantes. Michael peut s’asseoir sur les lattes, fumer des cigarettes et regarder les gens déambuler à l’encoignure avec la 6th Ave. Les voix d’étrangers passent juste en dessous de lui. C’est si agréable en été, même si l’énorme brouhaha qui vient de l’avenue empêche Michael d’être complètement à son manque d’inspiration.

 

Luc Frumm, qui est un intellectuel, lui, de profession— quoique jusqu’à sa rencontre avec Michael, de profession plutôt ratée—écoute Michael, l’admire pour ses connaissances mais s’en moque, se gausse d’un style de vie qui, en fait, ressemble au sien. Entre autres, Luc, comme Michael, vit chez une femme.

 

Luc ne prend pas Michael tout à fait au sérieux. Il se rend compte que Michael est un peu, peut-être plus qu’un peu, dérangé. C’est difficile à dire en quoi il semble qu’il y ait quelque chose de trop chez Michael, et à la fois pas assez : une visse qui manque. Il a tellement besoin qu’on l’écoute. Il donne un champ illimité à ses idées. Il croit en un avenir prochain quand, comme par miracle, on l’écoutera ; bref, il a tout l'air d'un illuminé.

 

Mais Luc ne l’en écoute pas moins lors de longues marches qu’ils font tous les deux jusqu’au bas de la ville, jusqu’à Battery Park au bout de l’île et devant la Statue de la Liberté. Michael lui parle de démonologie, de la théorie du Chaos, des gospels apocryphes, de la façon dont le diable est donné toute liberté d’agir dans le Paradis de John Milton. Des deux Dieux de la Gnose.

 

Le mot « promenades » en effet ne conviendrait pas pour décrire ces marches forcées au cours desquelles Michael enseigne à Luc une panoplie d’expressions et de mots, certains, nul doute, parmi les plus beaux que sa langue contienne, car Michael s’est toujours enorgueilli de sa maîtrise de l’anglais.

 

Luc vit un peu plus haut dans la ville uptown, sur la 109th Street et Broadway, et il aime aussi marcher. Il se rappelle des promenades forcées qu’il fit dans Paris avant de partir. Luc est quelqu’un qui en immigrant à vingt-huit ans n’a quitté qu’une girlfriend qui habitait dans un beau trois pièces rue Delambre, et quelques heures d’enseignement de philosophie comme maître auxiliaire dans des lycées privés galères de banlieue parisienne. Luc partage quelque chose du ressentiment profond de Michael (humiliation, colère). Ils sont l’un et l’autre de la même catégorie de ratés ambitieux, si ambitieux qu’il n’y avait pas moyen qu’ils réussissent.

 

Michael n’a pas terminé la Brown University, une des écoles les plus huppées, les plus yvi-league du pays, où il a pourtant été accepté à 19 ans sur scholarship complet, appui financier à 95%. Le fait que Henry Lagrange, son père, était soldat, sergent, a dû aider de ce côté.

 

Lorsque Luc lui demande pourquoi il a flanché, Michael répond qu’il lui manquait deux compositions de dix pages chacune pour empocher le B.A. (et avancer dans la vie, ajouta Luc à part soi). Et ce alors que, Michael explique aussitôt à Luc, il a ghost written, écrit des dizaines de compositions modiquement rémunérées pour des étudiants (des étudiantes surtout) en difficulté à Brown et qui passaient grâce à lui haut la main.

 

Luc le croit volontiers. Ce n’est pas le savoir, ni même le savoir faire sur la page, qui manquait à Michael. Il s’embourbait quand c’était sous son nom, il perdait les pédales devant le vide de son être. Il manquait de cadre, d’intention, de  limites, ne savait pas à qui s’adresser, par où commencer… Prévisible, se disait Luc, puisqu’il ne voulait pas faire partie d’une institution qui les lui impose, ces limites. Il ne voulait d’aucun cadre qu’on le force à avaler. Il s’était dérobé aux demandes du système. Mais quel avantage, quel résultat tirait-il de son isolement ?

 

Luc n’arrivait pas à comprendre ce qui empêchait concrètement Michael. Il se doutait que c’était de vouloir trop en dire d’entrée sur la page. De la bourrer au point d’en faire une bombe… qui n’explosait pas car elle était incompréhensible.

 

Il y a un épisode étonnant dans la première vie de Michael Lagrange, l’homme de la toile s’il en est un. Michael avait un vieil ami, Georges Würmster, un type du Queens rencontré à Brown parmi le petit poisson mécontent de vivre des restes tombés de la bouche de la magnifique baleine. Ils s’étaient perdus de vue. Après avoir ramé plusieurs années en Californie ce Würmster avait trouvé  moyen de travailler pour Disney et, dans l’ébullition autour des dot.com, de monter son site : Web-artists, video-thinkers, architectes du virtuels, tout ce que vous voudrez et y compris des gens qui faisaient leur chemin dans Hollywood y dégorgeaient ce qui leur passait par la tête. Le nom du site paraît outré et cliché aujourd’hui, mais RocketToTheUncharted.com eut tout de suite de l’allure. Würmster envoyait sur la toile n’importe quoi, sans éditer et sans comité. Le réseau de gens qu’il mettait en ligne était de première classe. Ils voulaient tous connaître la pureté du nouveau medium, tester son potentiel pour une liberté d’expression hors du contrôle de l’imprimerie.

 

Un jour Würmster envoya à Michael un courriel (sur l’ordinateur de Nina) consistant à lui faire savoir que, que ce soit trente pages avec leurs footnotes épaisses sur la Logique de Hegel, ou le fragment de poème de trois mots qu’il pond au matin, il accepterait « tout » de Michael sans sourciller. N’était-ce pas ce que Michael voulait entendre ?
« Everything, man ! »

 

D’abord Michael remplit furieux des dizaines de pages de son carnet écrites serrées. Puis il agonisa sur ce « tout », et prétendit que son vieil ami Würmster était en réalité son pire ennemi et ne voulait rien de lui ; que loin d’être ouvert à tout, l’Internet ne l’était à rien qui ne soit formaté d’une certaine façon, de la façon dont il lui convenait, à l’Internet.

 

Et alors ? Alors rien, Michael n’arriva à rien. Oh ! il y eut des pages et des pages quelque part, mais Michael ne voulut pas les montrer à son ami Georges Würmster. Elles n’étaient pas finies, ces pages.

 

Michael ne comprit pas que Würmster ne lui demandait pas d’écrire des pages, mais d’envoyer, de se permettre de dérouler, moins et beaucoup plus que des pages. N’importe quoi.

 

La perspective du n’importe quoi, son domaine, au fond, pourtant, rendit Michael fou.

 

La différence entre Luc et Michael c’est que Luc est un émigrant à qui on a donné (ou qui s’est donné) une seconde chance, celle de recommencer. Luc va passer, lui, son doctorat et devenir un professeur d’université—certes un campus de seconde zone dans le Bronx, mais néanmoins un job solide, une position et une carrière—grâce dans une bonne mesure, il le reconnaîtra lui-même, au bizarre enseignement de Michael. Tandis que Michael n’a pas l’air de s’en sortir à vivre aux frais de sa girlfriend Nina. Michael s’enfonce. Il n’a rien écrit en dix ans qu’il puisse montrer, rien fait, ni même joué aucune de ses chansons en public. Chaque fois qu’il a joué de la guitare et chanté avec des amis cela s’est mal terminé. Michael a beau vivre un exil doré dans un des recoins les plus coquets et intéressants de New York, il n’arrive à rien. Il trompe Nina avec les jeunettes rencontrées au Griffith Bookstore uptown. Et il parle beaucoup mais ne montre rien, ne lit rien de lui, ne publie jamais le moindre paragraphe.

 

Luc pourrait aussi inonder Michael d’un fleuve d’arguments si le torrent qui sortait de son ami à mesure qu’ils descendaient comme en courant la ville ne l’en empêchait pas. De l’Upper West Side où se trouvait l’Annex, jusqu’à Waverly Place où résidait Nina, puis jusqu’à Battery Park au bout de l’île il y a une trotte. Plus d’une centaine de blocks. C’était avant le 11 Septembre, et donc, devant eux ou derrière eux, à l’aller et au retour les deux colossales tours du World Trade Center se dressaient dans leur ciel. D’un quartier à l’autre, parmi les gens pressés Uptown, ceux encore plus pressés Midtown, ceux sortant leur chien dans le Village, les oisifs mais guindés de Tribeca, les braillards et les libérés dans le Meat Market, et jusqu’aux quelques touristes promeneurs dans la verdure alors tranquille qui longeait la rivière au bas de Manhattan, c’était comme si leur conversation, c'est-à-dire le fleuve de mots qui sortaient de Michael et que Luc se contentait de renvoyer par un « oui » ou un « oui, mais, » s’adaptait au milieu ambiant, se faisait péremptoire et hautaine, ou bien au contraire désespérée et sans réponse devant la difficulté du chemin. Certaines semaines, ils venaient plusieurs fois se tenir debout dans le vent du large ; debout appuyés à la balustrade devant la calme agitation des vagues. Tandis qu’au loin, inamovible, l’or de la flamme au bout du bras de la Statue leur envoyait un flash.

 

Michael aide Luc à obtenir le doctorat et Luc trouve le moyen de fournir à Michael nombre de références qui l’aideront plus tard à généraliser sa réflexion sur les processus victimaires ; et en particulier, sur l’Holocauste. Non pas que Luc en tant que juif en sache plus sur l’Holocauste, si ce n’est que ce trou noir-là emporta la moitié de sa famille, tous gens du côté de son père, tous les Frumm. Mais Luc a lu en France des livres qui expliquent, qui enracinent la tradition judéo-chrétienne (avant et au-delà) dans les processus victimaires, les moments où un groupe soude son unité sur le dos d’une victime émissaire. Il semblerait que la tendance humaine à sacrifier l’humain ou l’animal, qui fut longtemps source de culture, de renouvellement des forces saines du groupe, est devenu, maintenant que cette violence nous saute aux yeux, ce qui défait, ronge et détruit les agroupements humains du dedans.

 

Michael le paumé absorba tout cela jusqu’au jour où il a non seulement accès à l’Internet mais s’en fait entendre. Dans ses propres termes, donnons un peu de théorie victimaire. De la bouche de Michael—la mèche plus tout à fait blonde tombant sur son visage émacié et ses yeux clairs vous regardant, vous, qui regardez l’écran ; vous faisant un drôle de sourire et cependant très sérieux, solennel. Avec force gestes, donc, dans un des vestibules du virtuel où il lui est arrivé de s’exprimer très clairement par la suite, on trouve :

 

« J’ai lu Robert Gérard, philosophe français qui dit que quand un groupe donné se voit la proie de conflits insurmontables, il est tentant pour ses membres d’identifier un sous-groupe à qui il est facile de trouver des tares (blemish) et des défauts. Le mal est projeté sur un qui absolve le reste de regarder en eux-mêmes. Le mal incarné est du même coup ce qui sauve des conflits individuels et sociaux, en les prenant sur soi. La victime tourne facilement au sauveur. On regrette sa mort. On pense que c’est elle, la victime qui, par sa mort, a aidé le groupe à se reconstituer, et chacun à se sentir bien dans sa peau. Un tour de passe-passe fait que le sous-groupe ou l’individu taré est celui qui finit par nettoyer, enlever les tares et soulager les erreurs du groupe at large. La victime peut facilement tourner au grand homme, au héros, sinon au dieu... Inversement, l’homme hors pair, l’exception, le roi Oedipe peut facilement se voir foulé aux pieds et traité comme une merde vers la fin de la pièce…»

 

Ailleurs: « L'Europe aurait tres bien pu se faire beaucoup mieux et beaucoup plus tôt sur le dos des juifs. C'était le projet d'Hitler, et il s'en est fallu de peu qu'il réussisse... On comprend que certains le regrettent encore.»

 

Et ailleurs encore, cette remarque décisive pour tout le mouvement de la desistence: « Plutôt que de baser notre vie en commun sur le sang des autres, et au lieu d'attendre le moment qu'on vous mette à l'index et vous choisisse pour la prochaine tuerie—pourquoi ne pas devancer la demande et se présenter soi ? Pourquoi ne pas s'offrir ? N'est-ce pas la meilleure chose à faire, la plus pure ? »

 

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Il est clair que Michael fut toujours un homme content du tour de ses mots. Il faut qu’il les parle. Michael est quelqu’un qui parle. Et qui parle en s’entendant parler. C’est quand les ordinateurs purent entendre, suivre et enregistrer les gestes humains que mêmes les pires récalcitrants comme Michael se laissèrent séduire.

 

Luc se rappelle quelque part d’un dialogue comme il en avait presque chaque jour avec Michael:
« Il y a toutes sortes de victimes, dit Luc. Aucune raison de croire que celles broyées sur un roc par l’Inca étaient toutes guillerettes et consentantes. Elles devaient néanmoins se sentir sacrées. L’Inca les voulait très pures et sans tares… »

 

Michael apprécie et fait les gros yeux pour que Luc continue.

 

Celui-ci, après une pause, car Luc est beaucoup plus calme que Michael : « Par contre il y a dans la Bible des victimes qui s’offrent, sinon courent au devant de leur propre sacrifice. Isaac, le fils d’Abraham, offrant son cou au couteau de son père, ou bien le Christ prédisant sa mort aux mains du groupe qui lui est le plus proche et ne la refusant pas, voilà des victimes consentantes, qui vont au devant de leur sacrifice. »
« Et alors ? »
« Ce n’est pas la même chose quand on vous coupe le cou comme à un poulet et quand c’est vous qui choisissez le couteau... »
« Muhm ! »
C’était au tour de Luc d’être content.

 

Luc a des choses à dire à Michael sur la question du sacrifice, centrale dans toute religion. A partir d’un certain moment dans l’histoire, il faut croire que les mythes, les légendes, les religions entourant le sacrifice perdirent de leur poids. La croyance se retira du rituel meurtrier. Sacrifier la jeune chair tendre d’une paire de belles vierges blondes comme Cérès n’apaisa plus le courroux de la déesse et n’arrangea plus rien dans la cité. Sur l’autel d’un Temple qui ne fonctionnait plus le sang ne fut plus que du sang. Pour autant, et voici le point intéressant, dit Luc à Michael, la pulsion de sacrifice ne disparaît pas, au contraire, quand le groupe se fait plus large et moins crédule. On ne parle plus de sacrifice au sens antique. Il y a d’un côté le sacrifice intérieur, psychologique et métaphorique, et de l’autre des victimes, beaucoup de victimes qui se mettent à pulluler sans raison. Et au lieu d’apaiser la violence ambiante et soulager le malaise, la multiplication des victimes ne fait plus que l’amplifier. Moins on voit ses vertus et plus on veut le pratiquer, ce sanglant sacrifice, mais sans le dire, à froid et sans le lubrifiant de la foi.

 

Selon la théorie Gérardienne, le Nouveau Testament marque déjà une avancée à une époque où l’hécatombe d’animaux se fatiguait. C’est la venue d’un nouveau type de sacrifice, celui où la victime comprend la violence qui l’entoure et ce qu’on attend d’elle pour l’apaiser, et se présente, offre son corps et sa vie. Jésus Christ le dit aux apôtres: vous allez me trahir et me tuer. Si c’est mon sang dont vous avez besoin, allez-y donc.

 

Michael rattrape évidemment Luc et en lit trois fois plus que lui sur le sujet. Pour l’instant, quoiqu’il en soit, Michael ne fait rien de toutes ces merveilleuses réflexions qu’ils échangent. C’est Luc qui en tire le maximum. Il obtient son doctorat et devient professeur, puis se voit promu Associate Professor après avoir publié des morceaux de The Suicidal Moment in Milton.

 

Après avoir soutenu sa dissertation en 1999, Luc trouve que Michael n’est plus l’ami qu’il était. Michael se permet un peu trop souvent maintenant de rappeler combien Luc lui est redevable de sa réussite, combien Luc lui doit de son ascension sociale, à lui qui reste derrière comme une paire de vieilles chaussettes, un citron pressé…

 

Luc se sent alors coupable d’avoir utilisé Michael. Assez pour moins le voir…

 

Sur quoi Michael quitte New York, réintègre le domicile parental dans Rhode Island, et ils ne se voient plus pendant trois ans. Quand Michael appelle au téléphone, c'est pour essayer de rèchauffer les choses qu'ils se disaient autrefois. De fait, ils n’ont rien à se dire. En 2002 Michael voyage depuis Rhode Island et passe une semaine dans New York. Luc le voit en cinq sept et il pense que son ami n’est plus l’homme inspiré qu’il était. Même Nina reconnaît que la vie de famille a encore rétréci le champ d’action de Michael.

 

Pour Jacques Menashe, qui est un autre grand ami de Michael des premiers jours, Michael n’a rien vécu au 11 Septembre 2001. Jacques, lui, ce jour-là, a pris sa caméra de journaliste dilettante et, au lieu de fuir la poussière et les chutes de grabats, s’est avancé jusqu’au cratère où s’engouffraient les choses et les gens. En quoi cela compare-t-il avec Michael regardant ça depuis la maison de sa mère dans Rhode Island ? Pour Jacques, Michael n’a rien vu de l'horreur, rien entendu des cris, rien compris à ce qui compte désormais. Il n’a fait qu’en entendre parler sur le tube.

 

Luc regardait aussi la catastrophe à la télé depuis sa chambre uptown. Mais il a senti le sol vibrer sous lui, même à dix kilomètres ; il a vu les foules envahir Broadway comme dans un exode, et il a senti les odeurs de charnier remonter de downtown encore une semaine après les évènements. « Il parle encore trop, dit Luc après son entrevu avec Michael, surtout pour quelqu’un qui lit moins et ne participe à rien. »

 

Michael repart et il reste dans leur souvenir, mais les mentions de Michael entre eux et dans leur log se raréfient. Michael n’était peut-être après tout qu’une apparition, un de plus qui vient de l’intérieur du pays pour se chercher dans la grande ville et ne s’y pas trouver…

 

Ils n’ont aucun moyen de prédire ce qui va transformer leur ami Michael. Aucun moyen de savoir qu’en 2008 c’est lui qui les appellera de Los Angeles, pour les inviter à séjourner dans une villa sur les hauteurs d’Hollywood, et qu’un an plus tard, il les réinvitera au Nouveau-Mexique, dans un ranch sur la Sierra au-dessus de Taos… Pas moyen de prédire que leur ami plus qu'un peu gigolo sur les bords et sans lendemain, va devenir riche et célèbre...

 

Pas moyen de prédire l’extraordinaire… Plus récemment, en 2013, après cinq années de succès inouï au contact des Lagrange, Jacques Menashe et Luc Frumm quittent les Lagrange quand le site HighGunsOnTheSierra.com se retrouve plongé dans un scandale sans précédent… Mais, à la différence de Jacques, Luc ne fait que s’éclipser puisqu’il revient au moment qui compte.

 

Après avoir été distancé et comme englouti par le phénomène Lagrange, Luc Frumm fut quelqu’un qui revint très fort dans la vie de Michael Lagrange, et ce, au dernier moment, au point de participer à sa mort.

 

Oui, au point d’inciter des policiers français à le tuer. Or de cela, personne ne parle. La mort de Michael—comme il convient à une exception, une star—est enrobée de mystère. Malgré toutes les horreurs dont lui, sa famille et leur groupe sont indirectement responsables, le nom de Michael continue de monter au firmament, surtout auprès des nouvelles générations, qui ne veulent voir que le côté merveilleux de la desistence.

 

S'il arrive encore à un émule de la desistence de se souvenir de Luc Frumm sur la toile, c'est pour dénoncer la perfidie d'un traître pire que Judas...

 

Participer… Voilà toute la question : dans quelle mesure Luc Frumm est-il responsable de la mort par balles de Michael à Saint-Ouen, en banlieue Nord de Paris, le 12 Novembre 2015 ? Michael avait 60 ans.

 

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Mais revenons en arriere. D’après le log qu’il laisse dans son premier ordinateur, Luc rencontre Michael en 1991, à l’Annex du Griffith Bookstore sur 82nd Street et Broadway.

 

Cette rencontre lui paraît assez importante pour qu’il écrive quelque chose à propos de « la logorrhée de Michael Lagrange. Il s’emballe. Mais ça veut dire aussi qu’il ne vous laisse pas en placer une pendant trois heures. 

 

« Il arrive un moment où il n’y a plus qu’à laisser Michael parler. Ce que vous pourriez bien avoir à dire ne compte pas en comparaison de l’urgence où il est de s’exprimer. »

 

Ceci pour l’anecdote : quand les quelques connaissances de Michael, celles d’avant sa célébrité, consignaient quelque chose dans leur ordinateur le concernant, leurs machines étaient si rudimentaires qu’ils devaient transporter le résultat sur un floppy de peur de le perdre. Le cloud computing n’existait pas. De nos jours il est néanmoins permis aux internautes de reconstituer partie ou tout du contenu de certains hard drives qui ont été mis à la casse depuis longtemps, leurs utilisateurs ayant laissé des traces, y compris par défaut, dans les machines avoisinantes.

 

A la lecture de son log il ressort que Luc est vexé par les manières de frère aîné chevaleresque et plus qu’un peu condescendantes de Michael. D’ailleurs, dit-il « ça fatigue les gens qui ont réponse à tout. » Et néanmoins Luc est avide de son savoir, il admire les ressources rhétoriques que déploie Michael.

 

« Michael speaks well, écrit Luc alors. Michael a cette facilité de langage, que ce soit pour vanter les ramifications mystiques du Démon de Maxwell, qu’il mettra en rapport avec les aspects à jamais nouveaux de la dialectique hégélienne—en particulier l’idée de la négativité, l’idée d’un pouvoir infini du négatif—, puis avec la figure de Doctor Faust qui nous vient, elle, du Moyen Age… Pourquoi Faust ? Le Doctor à qui il ne suffit pas d’être Doctor a fait un pacte avec le diable et paye le prix pour accéder à la Ding an sich, la chose en soi aux autres Doctors impénétrable. Faust est du genre qui met toute sa vie dans la balance, corps et âme, pour savoir. C’est aussi une victime consentante. Michael se prendrait-il pour Faust ? »

 

Luc : « Sous je ne sais quel prétexte il n’oublie pas non plus de visiter Satan chez John Milton, qu’il décrit comme un puits de science mystique : du bout de sa langue fourchue ce serpent-là parle toutes les hérésies depuis l’aube des temps chrétiens. Il faut donc que je lise Milton. Et quant à en connaître assez sur le sujet du Démon de Maxwell, cela attendra. Michael a un itinéraire dans la tête, dont les impromptus les plus échevelés ne s’écartent pas. C’est extrêmement intéressant et complètement loufoque à la fois. »

 

Ailleurs Luc décrit l’Annex : « Au vingt-et-unième étage d’un de ces vieux buildings majestueux du bord de l’Hudson River et de Riverside Park. L’ascenseur est conduit par un doorman. Un appartement de sept ou huit pièces larges et à hauts plafonds, et remplies à craquer de livres jusque dans la cuisine démontée et les deux salles de bains recouvertes d’étagères. La baignoire est remplie de livres. Michael est juché sur les derniers échelons de son échelle amovible dans un coin près de la haute fenêtre, le dos voûté contre le plafond. Il répond aux questions que les quelques clients lui adressent. Il me semble qu’il prend plus de temps avec les jeunes clientes qui arrivent du Nebraska, du Wyoming ou de l‘Iowa, surtout si elles sont blondes et fines et se sont matriculées à Columbia University un peu plus haut dans la ville. En général il lui suffit de deux bonds pour être devant le livre que vous lui demandez, ou quelque chose d’approchant. Ce n’est pas que Michael ait lu les centaines de milliers de livres qui sont à l’Annex, mais il peut toujours cerner un titre, se rappeler de quelque chose de ses sources ou de son influence, des difficultés inouïes qui présidèrent à sa naissance. Ou bien du fait que c’est un livre nul, sans importance et sans influence, un livre faux ou mal fait, mal à propos et sans raison d’être, et qui ne vaut pas les 50 cents que vous allez dépenser.
« ll y a cette honnêteté, chez Michael. » ajoute Luc.
«  Il me fait comprendre qu’il faut s’exprimer brutalement, parfois. Ne pas s’inquiéter des manières. Qui sait de quelle manière il faut penser ? Peut-être que c’est quand on gueule plus fort que les autres qu’on se fait entendre. »

 

« Quoique les hautes vitres soient sales, il y a de magnifiques couchers de soleil dans l’Annex. La tranche des livres rougeoie et nous sommes seuls dans la boutique… Michael se passe dix doigts jaunis entre ses longs cheveux de devant… Il a l’œil bleu vif aux aguets derrière ses verres de lunettes sans support. Il pérore, puis s’emballe dans son sujet, crie au génie, rit aux éclats, fume trois cigarette d’affilées, embroche un second thème aussi riche et complexe que le précèdent, connecte le tout avec une dizaine d’autres livres d’intérêt et d’importance, la crise politique actuelle, l’état de dégénérescence de la religion etc… —à moins qu’il ne soit prêt à cracher par terre de dédain et à le déchirer votre livre. S’en excuse ou ne s’en excuse pas mais il hait ce genre de livre avec passion. Je me demande chaque fois de quoi il a l’air, Michael, qu’est-ce qu’il me rappelle si fort ? »

 

« Il a l’air d’un cheval pur sang confiné dans une étable obscure. Comme il est grand et mince, une araignée faisant et défaisant sa toile. L’albatros de Baudelaire à qui on aura coupé les ailes. Sauf que c’est lui, l’homme aux yeux bleus malins, au rire intempestif et aux manières princières d’envoyer tout balader, qui se les est coupées, les ailes. Il ne lui en reste plus que les moignons. »

 

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Il y a un abîme, semble-t-il à Luc, entre ce dont Michael parle et les confinements de sa vie. Peut-être qu’il a été prodigue et brillant dans sa prime jeunesse à Brown, mais un peu comme Rimbaud, trop tôt. Sa mèche blonde à la Brian Jones pourrait rappeler une pop star morte trop jeune, mais ses dents grises ramènent Luc à l’évidence que demain l’homme ne mourra pas d’overdose dans sa piscine car il n’a pas les moyens de se payer ni dentier ni manucure. Demain l’homme reviendra pérorer et tisser sa toile dans le même coin sale au plafond de l’Annex.

 

« A l’Annex où il ne peut gagner que le minimum de l’heure, écrit Luc, qui est vraiment peu. Un type qui vous en apprendra peut-être plus en une diatribe que tous les pontes de Columbia University réunis en un semestre ! »

 

………………………………………………………………………

 

Luc est tour à tour condescendant et admiratif, envieux, jaloux de Michael. Il y a bientôt une raison de plus à cela. Luc n’est pas heureux dans son premier mariage (dont le motif principal semble avoir été d’obtenir les papiers), et il découvre que les flirts débutés dans l’Annex n’étaient que de la poudre aux yeux. Michael s’en paye une sérieuse tranche car il vit chez Nina downtown tout en ayant une love affair passionnée, dramatique et dévorante avec une jeune Anglaise qui de temps en temps travaille, elle, au rez-de-chaussée du Griffith Bookstore. Cette liaison avec Deborah Martin menée au nez et à la barbe de Nina, et en grande partie des amis les plus proches de Michael, dura des années. Michael aime vivre sa vie en secret. Luc a raison, c’est quelqu’un qui longtemps tisse sa toile d’araignée dans un coin sombre. Et il y serait peut-être encore si quelque chose ne lui tombait dessus qui le fait bondir.

 

Il est difficile de ne pas adopter le point de vue de Luc ou de Nina ou de Jacques sur toute la première existence grisaille de Michael, qui, n’écrivant rien, ne laisse aucune trace. Je dois dire que j’ai un faible pour le log de Luc, copieux. Luc peut à la fois penser que son ami Michael va nulle part et que c’est un raté de naissance qui n’arrivera à rien—et consigner méticuleusement la vie et la mémoire de son Socrate avant que quelque chose ne lui arrive et qu’il ne soit trop tard. Luc voit Michael courir au désastre.

 

Luc n’apprend pas grand-chose de la bouche de Michael concernant Deborah Martin et il s’en plaint dans son journal. Lui et Jacques Menashe, un autre ami des premiers jours, échangent le peu qu’ils épient de l’affaire débordante avec Deborah. Que soudain Michael est prêt à revenir à Brown pour y terminer son B.A. et ainsi,  amener Deborah dans un campus quelque part dans le Midwest où il obtiendrait son Ph.D. pendant que, révéla une fois Michael à Jacques, Beborah enceinte lui donnerait un enfant…

 

Elle et lui, selon Michael, n’arrêtent pas d’évoquer cet enfant avant et après l’amour…

 

Jacques ajoute que Michael est le premier à se rendre compte de l’impossibilité de son amour pour Deborah. Certes, ils traversent comme au premier jour des après-midi de sexe extraordinaires uptown, dans la chambre coquette que  Déborah occupe sur l’Upper West Side. Et ce n’est pas qu’il ne puisse pas, lui, terminer son B.A. en cinq sept et courir dans la foulée jusqu’au Ph.D. en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Mais c’est Deborah qui n’est pas prête, a avoué Michael à Jacques… Soudain Michael révèle, reconnaît, qu’il partage Deborah avec un autre, un jeune Anglais de la haute, un type qui finit des études à Columbia, un ami d’enfance qui est bien décidé, lui, à ramener Deborah en Angleterre et s’en donne, lui, les moyens.

 

Où était-il, ce mec, comment pouvait-il tant lâcher la bride à sa future conjointe ? Comment expliquer que l’Anglais ne l’ait pas surprise en action avec Michael, se demandent Jacques et Luc, et durant tant d’après midis chaudes ?  Quel monstre ! Comment cette Deborah peut-elle parler enfant avec l’un et marier l’autre ?

 

Parle-t-elle enfant ?  Tout cela n’est-il pas qu'un doux délire de Michael ? Elle existe pourtant bien, Deborah, d’après ce que Jacques et Luc ont entrevu au Griffith Bookstore quand il l’a vaguement présentée. Il y a bien quelque chose d’intense entre eux. Jacques et Luc ne comprennent rien à la situation. Et, comme à son habitude, Michael ne fait rien pour les éclairer. Il hésite longtemps à faire entrer Jacques et Luc dans le cercle de Deborah, et ce, même en cachette de Nina.

 

N’ayant pas de rapport avec la future carrière de Web-thinker de Michael, celle-ci n’aurait aucune raison de se voir mentionnée dans la présente étude si elle ne révélait quelque chose d’essentiel dans l’histoire de Michael. Cette Deborah va le briser. C’est un homme défait, détruit qui va entrer dans la lumière de l’Internet, et comme de la nuit au jour. Un homme battu et n’ayant plus une once de son splendide orgueil à sauver ou encore défendre…

 

Pour le moment, Jacques et Luc se regardent, inquiets, quand ils parlent de Michael.

 

Donc cette Deborah comme il faut, pensent-ils, mène aussi deux affaires de front : le sexe torride uptown avec un visionnaire, et les froids projets familiaux downtown avec un professionnel…  Pour Jacques et Luc, l’Anglais doit habiter downtown, dans une de ces maisons particulières de briques rouges et de stuc blanc… C’est elle, en fait, qui a séduit Michael, et qui maintenant l’utilise et se joue de lui. Ça doit être quelque chose, cette Deborah ! Elle a des moyens redoutables de flatter son large mais fragile ego. Tout ce qu’il a évité de faire pendant quinze ans, depuis qu’il a quitté Brown à vingt-deux ans en claquant la porte derrière lui, Michael est prêt à le faire pour cette Deborah de vingt-trois ans, pour que son histoire abracadabrante avec elle ait un sens. Qu’est-ce qui s’est si mal passé à Brown ?

 

Michael s’est engueulé avec les professeurs de philosophie, répète-t-il, parce que c’était des types étroits, repliés sur la philosophie anglo-saxonne et refusant Hegel, Marx, Husserl, Heidegger,  Deleuze et Derrida… des gens ne jurant que par des analyses étriquées du langage. Luc se demande à part lui s’il n’y avait pas aussi le fait humiliant pour Michael que les professeurs de philosophie à Brown n’étaient pas impressionnés par les compositions signées de son nom. Ils n’y comprenaient rien. Ce n’était pas assez clair. C’était à la fois prétentieux et insignifiant. Et même s’il y aurait peut-être bien eu, qui sait, une idée sublime dans ce fatras de pages, elle y était recouverte, enfoncée, empêchée par de telles complications qu’elle vous glissait entre les doigts et vous laissait dans le vague. Pire qu’un paysage vu sous une épaisse bruine, une statue encore dans son roc. Un chef-d’œuvre inconnu.

 

Jacques et Luc ont eu l’occasion de regarder dans le petit carnet épais que Michael sort et replace incessamment dans la poche intérieure de sa veste gris anthracite. Lui si bavard et expansif dans ses gestes, le voilà qui se cache dans un coin, et dans le creux de son épaule écrit discrètement ses pattes de mouche. Cela séduit les femmes, permet à Michael de se décrire poète ou penseur, quelqu’un qui vit sa vie pour l’écrire. Alors qu’en fait, pensent Jacques et Luc, il n’écrit rien, si on entend par écrire, inscrire sur quelque chose un message que des lecteurs puissent éventuellement lire. Jacques et Luc s’en sont plusieurs fois rendus compte après avoir lourdement insisté pour l’ouvrir et l’avoir entre leurs mains, ce carnet : l’écriture en est si minuscule et idiosyncrasique (raturée, surchargée, l’ancre bue par le papier) qu’il est impossible d’y comprendre quoique ce soit quand on n’est pas Michael.

 

Comme le carnet est remplacé toutes les deux semaines environ, le placard de plafond dans l’étroit corridor chez Nina en est rempli à ras bord. Le ruban illisible de cette écriture entortillée se déroule sur des centaines de miles à l’intérieur de boîtes que personne n’ouvre (et que personne n’ouvrira plus jamais parce qu’elles ont été perdues depuis, foutues à la poubelle, au grand dam de Michael).

 

Quoiqu’il en dise, Michael n’est pas vraiment intéressé par l’existence de ces carnets puisqu’il leur ajoute sans discontinuer mais ne reprend rien pour le terminer, en extraire quoique ce soit. Ces carnets qu’il laisse se perdre, qu’il ne fera rien pour récupérer quand il aura quitté New York, ce sont des millions de pages qui se referment sur elles-mêmes—alors pourtant qu’il y a parlé des sujets qui lui tiennent à cœur, comme ceux des démons à travers les âges. Il a dessiné des cubes et commenté des graphes où apparait la figure du Démon de Maxwell, qu’il met en rapport, explique-t-il à Jacques et à Luc qui se regardent incrédules, avec la légende de Faust chez Goethe et la figure de Satan chez Milton, la négativité selon Hegel, le fétichisme de la marchandise d’après Marx…

 

Jacques et Luc lui demandent de passer partie ou tout de ses carnets au propre et ils se proposent même de les soumettre à un traitement de texte. Nina veut payer une secrétaire temporaire si cela peut aider Michael. Mais celui-ci refuse catégoriquement. Il veut que les carnets s’éteignent avec lui. Il croit en la main qui trace sur le papier. Pour rien au monde Michael entretiendrait un log comme Jacques, Nina et Luc. Il éteint l’écran du computer quand Nina n’est pas là. Aucune adresse électronique avant 2001. Michael, en fait, passe son temps jusque vers la fin des années 90 à dire contre toute évidence que les ordinateurs n’ont aucun avenir. Que leurs avantages tant vantés sont largement surestimés. Que les dot.com sont des compagnies inventées par des fils et des filles à papa pour se faire mousser…

 

Pendant ce temps, il n’écrit rien qui vaille à ses propres yeux. Et l’étonnant c’est que des gens comme Luc, Jacques et Nina, qui eux écrivent abondamment, croient au talent d’un écrivain-penseur auto-proclamé qui n’écrit pas.

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5 mai 2010

LA DESISTENCE (2)

Avant d’emménager chez Nina, Michael a vécu avec Jacques Menashe dans Brooklyn. Ils ont convenu de produire quinze pages par semaine et de se réunir le samedi pour les lire, quel qu’en soit le degré de réalisation. Jacques venait avec ses quinze pages et les lisait régulièrement ; l’autre n’ayant rien à montrer, ou ne voulant, ne pouvant pas montrer ce qu’il avait, finissait par soumettre toutes les erreurs et limitations du pauvre Jacques à une critique impitoyable.

 

A force de s’engueuler et d’en venir aux mains, Jacques et Michael ont dû changer de trottoir sur l’avenue dans Brooklyn, et continuer de marcher pendant des dizaines de blocks dans la même direction.

 

C’est Jacques qui a introduit Michael auprès de Nina. Jacques a les manières qui conviennent avec les femmes. Et aussi avec les hommes qui l’intéressent pour une raison ou pour une autre. Luc donne plusieurs descriptions de Jacques. Il dit quelque part : « Jacques porte la complexité du métissage juif sur son visage : ses parents sont nés en Afrique du Nord, ils émigrent sur Paris après la guerre, grandissent dans Paris, puis émigrent de nouveau sur la Floride, Fort Lauderdale, où ils se marient et où est né Jacques. Jacques peut jouer les hommes simples et directs, et rendre son visage avenant, alors qu’il est retors et finaud. Un homme agréable à voir et qui en frapperait plus d’un par sa beauté s’il n’était de taille modeste…

 

« Jacques parle un français des rues assez potable : ‘Alors mon vieux, comment ça va…’ On dirait un titi parisien… Ses parents parlaient ouvertement le français à la maison. Ils pleuraient, chantaient et s’aimaient en français. Au contraire, Michael, qui parle si peu de lui, des siens et de son enfance, m’a avoué que les Lagrange se cachaient de leur marmaille pour parler leur français du Québec. Michael ne s’exprime pas ainsi mais ce devait être un français (de) pauvre. Et voilà  la vraie raison pour laquelle ça s’est si mal passé à Brown University : Michael n’était que le fils d’un sous-officier et d'une... d'une rien du tout. »

 

« Toujours est-il que c’est en français qu’entre eux, le père sergent et la mère Lagrange décidaient en cachette des punitions. C’était la langue des pires secrets. Michael est incapable de parler le français, malgré son nom. Incapable n’est pas le mot. Il ne veut pas parler les langues étrangères. Son allemand conceptuel est assez riche, pense-t-il, puisqu'il connaît en français des expressions utilisées par Lacan ou Derrida, et ce spécialiste du processus victimaire que fut Robert Gérard. Parler une langue étrangère exposerait Michael à retourner en enfance, à balbutier comme un bébé pendant quelques années, puis à ne jamais avoir l’intonation, l’accent, l’expression parfaite aux lèvres…»

 

Michael hésita longtemps avant de présenter Jacques à Luc. Michael était jaloux de ses amis. Il sentait bien que la juiverie et la francité, deux, comment dire, sphères, éléments qui le fascinaient parce qu’ils lui échappaient, rapprocheraient au contraire Jacques de Luc, et qui sait, à ses dépens. Et de fait, Luc raconte comment en voyant Jacques la première fois, il pensa rencontrer un lointain cousin, quelque Frumm rescapé de ce côté des choses.

 

N’empêche que Jacques et Luc ne se voient pas autant que Michael et Luc ou Michael et Jacques. Ils vont sans doute très rarement tous les trois recevoir le vent du large sur la balustrade en face de la Statue.

 

Il y a une longue rivalité entre Jacques et Luc, qui a forcément à voir avec Michael. Ils ont beau passer leur temps à exhiber les faiblesses de leur ami Michael, c’est lui qui fait qu’ils sont trois amis. C’est lui qui en a le plus à dire.

 

Il a beau s’emballer, Michael a une connaissance précise de ce dont il parle. Il est une source unique et intarissable. Luc, qui étudie ferme à la Graduate School, en particulier une littérature anglaise qu’il connaît peu et mal, va devoir beaucoup à Michael puisque c’est Michael qui va lire, relire et corriger pendant plusieurs mois sa dissertation sur The Suicidal Moment in Milton. Le montant de ce travail, ridicule, $350. Dans la culture française dont il vient rien ne le prépare à Paradise Lost, et pourtant Luc est un grand lecteur. Depuis son adolescence, que ce soit de ce côté ou de l’autre de l’Atlantique, il n’a fait à peu près que ça, vivre au crochet de telle ou telle, et lire.

 

Si je m’arrête à ce thème qui semblera peut-être académique ou vieux jeu, au sens dont justement l’Internet et des gens comme les Lagrange nous auraient « libérés », c'est qu'on s’aperçoit à rester auprès de Michael, je veux dire à rechercher ses apparitions dans les notes de ceux qui l’entouraient, qu’il était intéressé par les thèmes de toujours. Il affectionnait les grands textes, aussi canoniques soient-ils. Il revendiquait précisément la reconquête du Canon par les agents, les créateurs, au détriment de ceux qui commentent et en font leur profit.

 

Plus précisément, on s’aperçoit que de la façon dont ils lisaient, en particulier, John Milton, dès le milieu des années 90 Luc et Michael ont en germe toute l’idée de desistence. Simplement, ils ne le savent pas encore.

 

Luc a été frappé par un certain passage et avec la naïveté qui caractérise le néophyte, il se dit qu’il peut voguer loin sur cette page, d’autant que personne ne s’y attarde. 

 

Il y a en effet dans Milton un moment superbe durant lequel Eve, la mère des femmes, est prête à se refuser la vie. Elle est prête à refuser en elle, source de toute vie humaine, la vie. Plus d’une discussion fiévreuse entre Michael et Luc marchant à pas rapides par les rues et les avenues encombrées de downtown et jusque devant la balustrade fouettée par le vent a à voir avec le type de séduction exercée par le Serpent de Milton pendant qu’Eve dort et avant qu’elle ne chute. Puis au réveil, comment il la fait parler ; comment il l’engage dans une conversation intelligente et complexe qui fait penser à Eve qu’elle devrait manger du fruit défendu pour le bien de l’humanité (encore à naître). C’est la seule chose qui ait encore un sens à ses yeux : goûter, faire goûter à son conjoint, lui déciller les yeux à lui aussi.

 

Mieux encore, ce qui retient les deux amis c’est l’espèce de prise de conscience qui envahit l’Eve de Milton après la chute :  elle s’est faite avoir, et par tout le monde, les anges, le Serpent et Dieu inclus. Si elle fut une victime consentante elle ne l’est plus quand elle prend la décision de détruire ce qui la détruit en se détruisant :

 

Let us seek Death, or he not found, supply
With our own hands his office on ourselves;
Why stand we longer shivering under fears;
That show no end but Death, and have the power,
Of many ways to die the shortest choosing,
Destruction with destruction to destroy.

 

Ce moment devient entre eux comme un emblème, un lieu commun. Luc et Michael reviennent à cette résolution qu’elle prend d’en finir au plus vite après avoir compris que manger du fruit de la connaissance la destine, elle, son mari et leur progéniture, à l’enfer. C’est une attitude tragique au plus haut sens du terme. Et cependant, c’est une attitude que personne ne peut revendiquer et défendre. Milton lui-même ne pouvait pas vouloir que la mère de toutes les femmes puisse servir de modèle quand elle est sur le point de se faire hara-kiri. Placée juste après une orgie des sens avec hubby Adam, pour la plupart des miltoniens sérieux cette page du réveil d’Eve après le pêché la montre dans une attitude fausse et insoutenable : nous ne serions pas là pour en parler et le livre n’aurait pas été fini d’écrire si Eve avait poursuivi son idée de chercher un couteau dans la cuisine… D’ailleurs tournez la page et quelques minutes plus tard, Adam lui demande de se calmer et de préserver leur amour, ainsi que leur descendance à venir, même si c’est dans la honte—et Eve accepte de vivre, avec toutes les perspectives d’enfer que cela implique. Elle ne va plus refuser la vie en elle, et comme qui dirait la renvoyer à l’envoyeur. Elle va arrêter de dire : cette vie que vous m’avez donnée et tous ces dons de beauté et de grâce et d’intelligence, non merci, reprenez-les !

 

Luc découvre avec l’aide de Michael une page de la meilleure tradition que personne ne pouvait revendiquer. C’était précisément à leurs yeux la raison pour laquelle il fallait la lire.

 

D’après Luc qui nous raconte les conversations, il y avait comme un parcours du combattant : Michael revenait d’abord au fait que, selon Milton, c’est en plein jour que les anges, d’ordinaire si vigilants, ce sont endormis et ont laissé le Serpent ramper à l’intérieur de l’enceinte de pureté et, à la nuit tombée, jusqu’au lit conjugal où dort toute nue, vulnérable, Eve. Dieu s’est retiré… il s’en lave les mains. Il laisse le mal roder libre au Paradis.

 

Lorsque Luc veut remarquer que cela cadre avec la notion que Dieu ne peut pas intervenir dans le choix que fera Eva, il doit la laisser libre de choisir le mal, Michael intervient : « Oui, c’est ce qu’on a dit pendant des siècles… Libre de se faire sucer l’oreille au milieu de la nuit ! »

 

Il rient. Sur quoi Michael récite quelques vers célèbres. Comment le Serpent transformé en « toad » (crapaud) utilise des ruses pour gonfler l’orgueil de la première femme :

 

He uses his wiles, to reach
The organ of her fancy, and with them forge
Illusions as he list, phantasm and dreams

 

Luc le regarde, admiratif.
« Elle est la parfaite victime, dit Michael, endormie, exposée sans défense (defenseless), sans conscience (unconscious), aux assauts verbaux de Satan, qui lui serine de l’intérieur de la tête combien c’est bien, le goût du fruit, et quelle femme libératrice elle sera quand elle aura secoué l’humanité naissante de son joug, meaning, de sa soumission à un Dieu jaloux puisqu’il défend accès à la connaissance. »
« Satan est le premier féministe, » dit Luc. Ils rient.
« Peut-être, » dit Michael. « Il est surtout le premier à donner un sens à l’interdiction : pourquoi interdire une pomme plutôt qu’une banane ou un kiwi ? Parce que si c’était le kiwi qui était prohibé et qu’un malin vienne poser la question : pourquoi le kiwi et pas la pomme, il recevrait la même réponse… »
« Le même manque de réponse, tu veux dire, » remarque Luc. « Parce que c’est ainsi, mon vieux ! »
« Ouais, c’est ainsi mon vieux. That’s the way it is, old pal ! Il faut bien que quelque chose soit interdit pour marquer la place du respect. N’allez pas plus loin. La référence à la connaissance est pur mirage aux alouettes. Il n’y a rien à connaître dans la pomme sinon le fait que certaines choses sont hors du domaine de la connaissance. Et ça, c’était l’opinion de Milton. »
« Mais ça n’est pas tout à fait ce que Satan fait croire à Eve au milieu de la nuit. »
« Non, en effet, » répond Michael.
« Il lui fait croire qu’elle va planer haut… et de fait, elle va planer !  »

 

Michael et Luc s’époumonent, sont pliés en deux sur le trottoir du boulevard (la 6th Ave) où ils fument un joint. A l’époque New York n’était pas si policé partout.

 

Le joint c’est Luc qui l’a sorti de sa poche. Il se plaint que Michael n’a jamais rien au-delà d’une boîte de tic-tac dans la sienne et de quoi se payer le prochain paquet de cigarettes. Il faut tout lui procurer quand on sort avec Michael.

 

« T’as raison, renchérit Michael, aussitôt que cette Eve et son hubby Adam ont mangé du fruit, ils se payent une de ces orgies des sens, Milton en laisse assez peu à l’imagination—comme seule, dit Milton quelque part, la grande pureté de leurs membres et de leurs nouveaux organes pouvait se le permettre ! Bref ils prennent leur pied (they f...ck like crazy) et mangent et boivent… »

 

«  Remarque que, ajoute Luc, ce n’est pas une affaire de morale, de manger ou pas la pomme, puisque c’est aussi bien et mal d’un côté que de l’autre. Il y a un ver dans la pomme, de toute façon. C’est une affaire de foi. »

 

Michael regarde Luc droit dans les yeux, comme pour dire : « I choose well my friends, right on, man ! right on… »

 

Après s’être gratté une barbe maigre, Michael : « Or il est clair que l’Eve de Milton, celle qui se réveille au lendemain du pêché n’a plus tout à fait la foi. Elle ne croit plus… »
« A quoi ? En quel sens ? »
« Oh non, my friend, elle croit en Dieu… mais elle ne croit pas que le Dieu responsable de leur état dans le soi-disant Paradis soit le bon… »
« Le bon Dieu ? »
« Yes, il y a eu une lutte, there was a fight a long time ago, before time, entre bon et mauvais Eon et c’est le mauvais Eon, le mal intentionné, le mauvais Dieu, celui qui deviendra Satan chez Blake, celui qui voulait créer son monde à lui, pour lui, à sa propre image et satisfaction, son propre moi intéressé et méchant—qui a gagné et qui nous a fait. C’est ainsi que pense Eve durant cette page que tu as bien raison de retenir, Luc. C’est le genre de chose dont se souviendra William Blake…»

 

Luc ne peut pas relancer car il ne connaît pas encore Blake.

 

Ce que voyant, Michael, en bon gagnant, termine la conversation : « Nous sommes manipulés, machinés, yes, programmed, man ! Dieu l’a expliqué au chapitre précédent à son Fils : Eve doit chuter et les hommes tomber sous la morsure du serpent pour que la Théodicée se réalise, pour que le Fils, pour que le Christ vienne ensuite s’embrocher dans la croix qui nous sauve…. Le cycle doit se boucler d’une manière ou d’une autre. Au fond, Dieu s’en fout comment et qui paye les pots cassés du moment que son Fils revient sur la scène en Juge et Vainqueur… Nous sommes enchaînés par une histoire qui nous veut soumis et coupables jusqu'à la fin des temps, et le seul moyen d’en sortir libres et innocents, si on écoute Eve, c’est de Lui rendre ce qu’Il nous a donné : la vie. Et au plus vite : ‘to die the shortest choosing’. Ce sont les mots de la Gnose… »

 

……………………………………………………………………..

 

Luc, dans son journal : « C’est intéressant, la journée passée avec Michael, sauf que Michael parle un peu trop. Il a tout ce temps libre et il veut le remplir de toutes les idées qui l’obsèdent et qu’il ne peut exprimer seul. Il agitait l’air devant nous de ses grands bras tandis que nous marchions à la nuit tombante et alors que j’avais déjà exprimé le désir de prendre le métro pour rentrer seul uptown. A la bouche de métro, les gens se retournant, il m’a montré en décrivant des moulinets ce que fait le Démon de Maxwell quand il redistribue les particules dans un cube d’air. ‘Il sépare le grain de l'ivraie, il trie, il aménage des chambres séparées, le démon, où il met les plus agitées parmi les particules ici et les moins chaudes par là. Ce faisant il dévie la Nature, où tout va se perdant à la fois. Il va à rebours de l’entropie, l’inéluctable tendance à la perte d’énergie. Ou bien, le petit diable au contraire la précipite, cette consumation d’énergie, et sans frein l’accélère, et pour notre plus grand bien… Yes, my friend, without this little devil no Industrial Revolution. Il est dans la machine à vapeur, dans l’électricité... il est dans le computer et la machine à café…’ »

 

Tout cela le déborde, Luc. Il se dit d’ailleurs que parler de science demande un protocole de rigueur dans l’enchaînement logique auquel leur conversation à bâtons rompus ne satisfait pas. Tant qu’on en reste à la littérature et à la théorie, on peut divaguer… mais pas avec la science. Il a d’autant plus de respect pour les sciences exactes qu’il n’y connaît rien.

 

Mais Luc est la rare personne avec laquelle Michael parle théorie. Vice-versa, il a beau se plaindre de Michael, à la Graduate School où il apprend tout au plus à survivre parmi des intellectuels qu’il estime médiocres, Luc ne fait que rendre les papers et empocher les notes, qui sont en général des « A »— grâce à Michael, qui n’écrit pas pour lui mais l’inspire. Luc a besoin de faire ses armes au contact de Michael, qui est, lui, avide de n’importe quoi qu’il puisse remplir de son esprit. Il en a à revendre, des idées. Mais elles sont en lui comme un métal bouillant à qui manque un moule. Il faut que quelqu’un lui tende cette coquille vide.

 

Michael a foutu par-dessus bord les institutions de son pays, il n’existe pas aux impôts… Il n’a pas de docteur attitré, pas de dentiste. Pas d’assurance maladie plus que d’assurance vie… Mais cela ne veut pas dire qu’il soit capable de leur tenir tête, aux systèmes qui l’entourent. Leurs demandes et leurs dictats n’ont pas été remplacés en lui. Il y a un grand vide en lui. Michael Lagrange ne sait pas encore créer. Quand est-ce qu’il apprendra ? Il apprendra, cela ne fait pas de doute, il sera au centre de remous violents et significatifs. Quelle que soit l’opinion qu’on entretienne sur l’homme, il faut le reconnaître.

 

Je m’aperçois que bien qu’il ne raconte rien ou justement parce que Michael n’écrit pas, n’y arrive pas pendant si longtemps, il m’est difficile de faire autrement que Luc, Nina et Jacques à son égard—le défendre.

 

Celle que je comprends le moins dans toute cette histoire, c'est Nina. Comment pouvait-elle tant s'aveugler sur le compte de Michael ? Comme le dira Jacques à Luc un jour en mimant le ton sentencieux de Michael : « Sache, mon vieux, que dans un univers adonné au mal, certains, je ne dis pas toi ou moi, mais certains ont encore besoin de croire que le bien existe quelque part... Et s'ils ne le trouvent pas, ils l'inventent. Ce n'est pas la poutre qu'ils cherchent dans l'oeil du voisin, mais la paille ! »

 

Vers le milieu de 1997, Nina, qui ne sait ou ne veut toujours rien savoir des après-midi avec Deborah, écrit : « Pauvre Michael, je ne peux pas m’empêcher d’éprouver de la pitié pour lui, alors que c’est moi qui vais me payer les dix heures de travail au bureau et lui qui reste assis sur notre lit moelleux, notre doux duvet… Poor Michael ! Il va se retaper un cycle de la Logique de Hegel de la première à la dernière page. Poor Michael est même prêt à apprendre l’allemand, lui si fâché d’ordinaire avec l’apprentissage des idiomes étrangers. Il doit y avoir une logique à tout cela, quoiqu’elle m’échappe comme elle échappe à ses amis… »

 

Quoique aveuglée, Nina ne manque pas d’humour quand elle parle de Michael. Elle aussi est anglaise, moitié, par sa mère, mais surtout ce qu’elle a de différent de Deborah c’est qu’elle n’est pas grande et fine, elle est plutôt petite, carrée et dodue. D’après Luc, son cheveu blond lui tombe sur le front et cache à moitié deux yeux verts pétillants d’intelligence. Les dents de devant sont grandes, et leur écartement visible quand Nina sourit à pleines dents, ce qui lui arrive car elle aime beaucoup rire entre amis.

 

Ceci d’après Luc qui avoue néanmoins qu’il se la serait bien faite, Nina, si elle n’était si dévouée à Michael. Elle est plus dans son gabarit que dans celui de Michael, pretend-il. Luc est du genre brun taciturne, taille moyenne, râblé, à la peau sombre. Peut-être plait-il à Nina, qui aime bien aussi parler francais avec Luc et échanger des propos plus terre-à-terre, moins hauts perchés dans les aigus de l'esprit qu'avec Michael. Mais Nina ne pourrait pas trahir Michael. Elle a trop de respect pour lui.

 

« Michael est l'homme le plus dévoué à ses idées que j'ai jamais connu », écrit-elle. « Nous sommes tous à tirer avantage de ce que nous apprenons, à nous immiscer et nous mettre, quand l'occasion se présente, en haut du panier (on top of the heap); pas Michael. Il se sacrifie pour comprendre...»

 

Nina explique un soir à Luc et Michael (qui connaît déjà cette histoire et, pour signifier l'ennui, met sa main devant la bouche) que son père a perdu beaucoup d’argent dans le crack pétrolier de 1973, mais au moins qu’il a sauvé quelque chose de magnifique de leur fortune d’avant en achetant une petite île au large de la Norvège. Quand sa sœur et son mari, qui habitent l’île, ont racheté les parts des autres, Nina s’est retrouvée avec un pécule et elle a décidé de se payer un an à Yale, deux semestres à lire les grands classiques anglais sous la direction des meilleurs professeurs.

 

Luc admire ce genre de femmes. Il est choqué de voir la réaction de Michael qui, derrière Nina, se moque d’elle. Les grimaces de Michael paraissent cruelles à Luc.  On a bien le droit de jouer le jeu et de tirer avantage des institutions quand on peut. Ce n’est pas parce que Michael en est incapable qu’on doit tous l’être.

 

Michael parle exagérément mal des professeurs. L’ironie n’en échappe pas à Luc que lui-même est en train de devenir un professeur grâce aux aperçus de Michael, grâce aux promenades jusqu’à Battery Park et la Statue, auxquelles ils restent fidèles jusqu’au moment en 2000 où Michael quitte New York. Michael décrit les académiques comme une race de sangsues, des vampires faibles, anémiques et sans vie, forcés d’emprunter le sang chaleureux de ceux qui, vivants, surent mieux vivre et penser qu’eux. Manifestement cette division entre vivants et non-vivants convient à Michael, qui lui, marche sur l'eau, écrit sans rien écrire, mais vit chaque journée, chaque nuit intensément.

 

Allongé nu à quelques centimètres de Nina dont le corps ne l’intéresse pas, il lui prend la main, et Nina se dit que s’il lui refuse ce corps qu’elle adore—pas un gramme de graisse, les muscles longs et clean—au moins lui donne-t-il quelque chose d’autre, ce qui lui tient le plus à cœur. En effet, Michael lui retrace ce qu’il a fait au début de la journée, sa matinée studieuse. Comment il a enfin compris les dernières étapes, les plus abstraites et les plus éprouvantes pour l’esprit, de la Phénoménologie de Hegel, la triade jusqu’alors impénétrable pour lui, de l’Art, la Religion et la Philosophie. 

 

Qu’est ce qu’il a compris ? Nina ne semble pas capable de l’expliquer à son tour. Elle se contente d’écrire : « Un jour le démon qui l’empêche de boucler sa Demonology se fatiguera et Michael nous émerveillera tous, y compris ses détracteurs ! »

 

Je sais qu’elle plaisante, mais quels détracteurs ? Jacques et Luc ?

 

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Jacques remarque : « Hier Michael m’a dit qu’il faisait un très bon Bob Dylan (he plays a real good Bob Dylan) ! C’est là où en est l’homme dont on attendait la grande œuvre de pensée, le livre de tous les livres, celui qui change la donne à la fin du XXème siècle. L’homme vous joue un Bob Dylan décent ! »

 

On ?  Qui ? Lui-même, Luc et Nina, ça suffit pour faire « on » ? Jacques n’est si en colère contre lui que parce qu’il croit encore en Michael. Il en attend, comme Luc et Nina, l’improbable.

 

Après la révélation du diplomate, Jacques et Luc savent que Michael ne fait que précipiter le désastre de sa vie en poursuivant Deborah. Et de fait, à la fin des années new-yorkaises il y a cet épisode lamentable : Michael va en Angleterre et assiste au mariage de Deborah avec le diplomate. Michael qui ne voyage jamais va incognito roder autour de la cérémonie dans la banlieue de Londres. Puis, il semble d’après ce que Jacques et Luc arrivent ensuite à reconstituer que Michael hirsute, ahuri, fumant son paquet en dix minutes, ait fait irruption dans la soirée du mariage où il n’était pas invité. Pour dire quelque chose à Deborah habillée de blanc, quelque chose qui lui est sorti complètement à côté de la circonstance, loufoque et gênant. Il aura voulu faire le chevaleresque et « céder » Deborah à l’Anglais en bon perdant. Il s’est fait ramasser. L’Anglais n’a rien eu à dire ou faire, Deborah en personne l’a fait jeter dehors, et sans trop de ménagement. Ce qui a achevé de sortir Michael de ses gonds. Il aurait pu se retrouver dans les mains de la police ou de quelque psychiatre, dans l’état où il était…

 

Il voulait que l’Anglais sache. Qu’est ce que l’Anglais en aura conclu ?  L’irruption de Michael ne semble pas avoir ruiné l’occasion.

 

Pas grand chose du côté de Deborah sur cet incident, pourtant brutal et choquant. Sauf pour dire d’une phrase lapidaire que Michael était fou furieux et qu’elle est inquiète pour sa santé mentale et physique…

 

Michael retourne dans New York et ne voit ni Jacques ni Luc pendant trois mois. Qu’a-t-il été raconter à Nina ? Celle-ci ne fait mention du voyage que pour parler d’une conférence de poètes dans Londres où Michael aurait été convié à lire ses vers de quinze pieds. Fallait qu’il aille aussi loin pour trouver une conférence de poètes qui entendent ses vers de quinze pieds ? En effet, Michael lui dit qu’il remplit maintenant ses carnets avec un large poème épique dont il ne voit pas la fin. Une saga, digne des Celtes ou des Huns. Une histoire, digne des deux livres du Paradis Perdu et du Paradis Retrouvé… « Wouah ! » s’exclame Nina. Il lui lit quelques lignes, qui sont pleines de ressources mais la laissent froide et confuse car elles évoquent sans méprise possible l’insistance brutale d’une pulsion sexuelle qui lui échappe, à Nina. Elle le dit dans son log. Elle est mal à l’aise devant ce que Michael écrit parfois. La bouche qu’il tord quand il ulule ses syllabes sibyllines et ses allitérations outrées.

 

Néanmoins : comment a-t-il bien pu convaincre Nina de rester dans New York et de rater ainsi la chance inouïe de voir Michael briller en Angleterre, là d’où elle vient ? 

 

Les a-t-il même lus dans Londres, ces vers de quinze pieds à la charge sexuelle insupportable ?

 

Je n’ai pas de réponse à ces questions. Etonnant ce qu’on trouve et encore plus ce qu’on ne trouve pas quand on lit ce que les gens confient à l’intimité de leur ordinateur.

 

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Deborah dit des choses très dures concernant Michael autour de l’épisode de la mort de Doug Jenson, un jeune homme de vingt ans qui vendait aussi parfois au Griffith Bookstore. Productif celui-là puisqu’il publiait des articles dans des revues à propos d’évènements survenus à Belize, en Irak ou au Tibet, où il n’avait pas mis les pieds. Et à la fois, il est clair que Doug est un jeune homme excessif, encore plus excessif que Michael, qui se met à chercher la compagnie de Doug après que Jacques et Luc lui aient  tant soit peu tourné le dos... Approchant la quarantaine, Michael aimait à s’entourer de jeunesse de façon, probablement, à revivre la sienne une fois de plus ; mais il était surtout séduit par l’intelligence de Doug.

 

Ils allaient au National, un dive, un bar coupe-gorge sur l’Avenue A et 10th Street. Les murs couverts d’épaisseurs de saleté vibraient sous le bruit et comme suintaient de douleur. Sur le devant metal music à tout va, mais derrière il y avait un jardin agréable, de jolis tables espacées dans le gravier, personne n’y regardait à ce qui se passait dans le jardin entouré de hauts murs couverts de lierre. Le lieu avait des allures d’exclusivité, fallait connaître.

 

On y faisait ce qu’on voulait dans ce jardin. Les hommes et les femmes se retiraient discrètement dans les coins. On ne voyait pas les étoiles dans la nuit noire car elles sont difficiles à voir dans Manhattan, mais on y sentait la nuit descendre. Luc se rappelle y avoir fumé du hashish tout en buvant du meilleur vin, puis de l’armagnac à une table où était assis Deborah et Doug, qui semblait très proche d’elle, autant et sinon plus que Michael. Et comme il était très jeune, naïvement en pamoison devant Deborah, qui, pourtant, n’impressionna pas Luc, et encore moins Jacques. Deborah était la reine de ce cénacle, où Luc ne se rappelle pas qu’on dise quoique ce soit de significatif. On y passait un bon moment, cependant. Au fort de la défonce Michael s’essayait encore à parler pour dire des choses qui aient un sens. Des cigares, des joints et des flasques circulaient entre les tables, parfois des fleurs ou du chocolat. Personne n’écoutait Michael qui était pourtant en verve. Doug, lui, buvait et fumait plus que tout le monde, et parlait autant et sinon plus que Michael, qui n’était plus le centre de la conversation.

 

D’autant que Doug ne cherchait pas à établir des arguments très compliqués. Il parlait musique, voyages et pays étrangers où il rêvait d’aller…

 

Ensuite, quand Michael revient de son court voyage en Angleterre, il se passe quelque chose entre Doug et Michael qu’il est difficile d’expliquer, de justifier, mais pas impossible de décrire.

 

Doug aussi souffrait du départ de Deborah, autant et plus que Michael peut-être. Ils ont dû compatir et se lamenter ensemble au National, où ils ont beaucoup bu et fumé. Et il faut croire que cette fois une pipe de crack aussi circulait entre les tables. Doug en a fumé, peut-être pas Michael ; moins Michael que Doug. Toujours est-il qu’au retour Doug s’est senti mal.

 

Mais il s’est récupéré quand ils ont fumé et bu un bon vin blanc de la Californie—d’après Michael que le racontera ainsi à Nina. Vers 2 heures 30, Michael a laissé Doug pour rentrer chez lui ; il s’allonge auprès de Nina à 3 heures du matin.

 

Mais là il se passe quelque chose en lui car vers 5 heures 30 Michael se réveille sans réveiller Nina, s’habille en catimini et fait le chemin inverse, celui qui le ramène chez Doug. Il y a un bon mile urbain entre Waverly Place et East Broadway, c’est pas juste au coin de la rue.

 

Comment entre-t-il chez Doug ? Il sait que la porte de l’immeuble n’est pas fermée, vu que c’est un de ces rares immeubles encore délabrés du Lower East Side, tout croulant et couvert de graffiti. Quant à la porte de l’appartement de Doug, ce dernier n’était pas en état de penser à la fermer après que Michael soit sorti à 2 heures 30 du matin.

 

En quel état était-il donc, Doug ? Comment expliquer que Michael soit ensuite envahi d’un sentiment de remords assez fort pour le ramener chez Doug à l’aube d’une nuit de débauche extrême...

 

Nina : «  Michael m’a raconté ce midi comment il a trouvé Doug à 6 heures du matin, allongé à plat sur son futon à même le sol, la tête tordue dans le coint, mort dans son vomi. Je ne suis pas la première, Dieu merci, à qui il ait raconté cela. Il a tout de suite appelé la police. Il s’est montré admirable en recevant les parents et en leur expliquant le peu qu’ils pouvaient comprendre de la vie de leur fils… sans mentionner le National, je suppose. Il a répété à la police dix fois la même chose sans broncher…»

 

Toujours si naïve, Nina. Je n'arriverais pas à en faire un personnage de roman si je voulais, de celle-là. Elle qu'on doit imaginer plutôt cultivée et pleine d'esprit, manquait d'épaisseur dès qu'il s'agissait de Michael. Elle n'avait pas de recours, retournait en enfance... C'est comme ça, faut-il croire, quand on aime quelqu'un inconditionnellement. Elle et Deborah vont bientôt disparaître de la vie de Michael, ce n'est donc sans doute pas la peine de chercher à mieux les comprendre...

 

Admirable certes l'attitude de Michael avec l'entourage de Doug et les autorités, mais on peut continuer à se demander pourquoi il est revenu ainsi sur ses pas pour trouver Doug mort. Il a raconté à la police qu’il est revenu comme c’était convenu avec Doug très tôt pour jouer de la musique. Doug aussi jouait de la guitare et il leur arrivait d’essayer de chanter ensemble. Nina mentionne Michael tout excité mais aussi frustré après avoir passé une après-midi avec Doug à essayer de chanter ensemble. Personne ne nous dit si leur chant achevait quelque effet de beauté.

 

Il reste que Michael a menti à la police en disant qu’il était rentré de chez Doug à 1 heure du matin. C’est au moins deux heures plus tôt que le témoignage de Nina ne l'établit. Nina n’a aucune raison de mentir.

 

Or la police le croit, Michael n’est jamais considéré comme suspect de quoique ce soit. La mort de Doug endormi dans son vomi est un accident malheureux, mort involontaire. Ce n’est pas même un suicide…

 

Si je mentionne ces détails c’est que Deborah attaque Michael après la mort de Doug :
« Big brother brought younger brother to the brink. C’est Michael qui a poussé Doug au bord du gouffre. C’est l’esprit compétitif de Michael qui a amené Doug à se défoncer plus que son jeune âge ne le lui permettait. Peut-être que lui et Michael en ont prit autant, des bonbons dans la bonbonnière (cooky-jar)… Doug aimait éblouir par ses prouesses, aucun doute. Mais Michael savait que Doug allait trop loin. Michael, lui, a le cuir dur et vieux ; Doug était plus doux et plus faible…

 

« J’ai trouvé les faits sur l’Internet… I wouldn’t know how to go about it. Je n’essayerai pas d’en faire quoique ce soit mais je pense que Michael a à voir (he's got to do one way or another) avec la mort de Doug. He’s got something to do with it.  Peut-être qu’avant de rentrer à 1 heure du matin ils se sont bagarrés (they had a fight) ainsi que je leur ai vu faire souvent après le shift à l’Annex. Comme deux frères, en s’amusant. Having fun… N’était que Michael ne peut pas perdre, il ne peut pas se bagarrer avec un plus jeune pour s’amuser. Il doit gagner à n’importe quel prix, l’amitié en payant justement le prix. Et cette fois pire, qui saura jamais… » Plus loin: « Depuis que Michael est venu nous rôder autour au mariage je m’attends au pire de sa part… Quelle erreur! Je n'arrive pas à m'expliquer comment j'ai pu aimer cet homme, il n'a pas de colonne vertébrale...  ça devait être le désir idiot chez moi de prolonger l'adolescence ! Et le risque, oh! oui, j'oubliais, ce bon vieux goût du risque ! L'homme qui me parlait de John Milton et William Blake comme s'il les avait rencontrés en personne dans la journée serait allé, aux dernières nouvelles, se réfugier chez sa mère ! »

 

Ne pas garder dans la version finale, mais quelle salope, cette Deborah ! Pire qu'un homme... Quoiqu'il en soit, elle ne semble pas avoir appris qu’en fait Michael était resté à prendre des drogues et boire avec Doug jusqu’à 2 heures 30… De quoi a-t-il eu peur à 5 heures 30 ? Qu’est-ce qui l’a empêché de dormir ? Qu’est-ce qui l’a forcé à revenir sur ses pas ? S’étaient-ils bagarrés comme deux frères chez Doug ? Jusqu’à ce que Michael le pousse, par exemple, dans ce coin du mur où il dit que le cou de Doug était tordu.

 

Il ne me semble pas possible d’admettre que Michael ait vu Doug mort avant de s’en aller, puis qu’il soit revenu sur ses pas afin d’éliminer ses traces un peu partout chez Doug avant d’appeler la police. Michael n’était pas un tueur. Simplement, il se sera rendu compte un peu trop tard des résultats possibles de leur lutte sur Doug, et il se sera inquiété…

 

Après que Luc ait invité ses amis à profiter des installations sportives à City College, il mentionne aussi qu’il est très désagréable, sinon impossible de jouer au racketball avec Michael, qui est pire qu’un adolescent et n’a de cesse d’avoir aplati son adversaire, que ce soit Jacques ou lui-même. Il est vrai qu’ils ne jouaient pas à la racket dans cette chambre de Doug que personne ne nous décrit. Quelque chose n’aura pas passé dans la chanson qu’ils essayaient de chanter.

 

Je n’ai aucune preuve de l’implication de Michael. L’épisode avec Doug n’est sans doute pas nécessaire et je devrais le retirer de ce dossier…

 

A moins que je ne puisse établir le rapport entre l’homme qui  répéta doucement dans son microphone d’ordinateur : «  Rappelez-vous de Sénèque et de Marc Aurèle, ne vous attachez à rien, laissez glisser les gens et les choses sur vous comme l’air et l’eau le font sur votre corps… c’est la meilleure forme de résistance, car alors, vous n’offrez aucun point tendre par où vous agripper et vous retenir…» —et le même Michael Lagrange qui risquera un accident d’envergure dans un des plus grands aéroports de la planète.

 

Ce que, il semblerait, son meilleur ami, Luc Frumm, ne lui pardonnera pas.

 

Avec le Michael au nom duquel des jeunes et des moins jeunes iront s’exploser dans des lieux publics. Sans aucun motif, ni politique, ni idéologique, ni même religieux, juste pour rendre leur chair aux éléments. Juste pour envenimer les choses dans un monde qui va nulle part et y laisser leur marque. Globules blancs, globules rouges et cellules grises : tout rendre une bonne fois au mal qui les a engendrés, comme disait Michael en citant des passages de John Milton tirés dans son sens.

 

Se réunir avec plus grand que soi… Celui qui vous précède et dont vous n’étiez qu’une partie… des idées que Michael prenait à William Blake et tournait vers la desistence.

 

Invocant les dits fameux de Michael, ils se mettront dans les amphi d’université, dans les jardins publics, les stations de métro... et sans appartenir à aucune organisation, d’ailleurs plutôt bien éduqués, le mot souvent heureux aux lèvres, la peau blanche et tendre, ils appuieront sur leur portable et se liquéfieront sur place. Non sans rappeler, au dire des témoins, les robots dans les films de Schwarzenegger.  Liquéfiés sans laisser aucun reste ni aucune trace, mais non sans mettre leur formule à la portée de qui voudrait chercher sur l’Internet.

 

Et cependant, en même temps, il y eut aussi le Michael Lagrange qui se contenta de gérer poliment, oui, patiemment, les corridors de son célèbre site, tout en jetant son bois dans le feu nourri de débats théologiques dignes de Dunn Scott le scholastique.

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La Desistence
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